Marignane, Vitrolles: la peur de la «grande rafle»
source : Le Nouvel Observateur le 22/06/1995 auteur : Chantal de Rudder
Rangs serrés autour de la table où les assesseurs dépouillent le scrutin dans le bureau de vote qui jouxte la mairie. C'est peu de dire que les visages sont tendus. Vitrolles donne l'impression de jouer à la roulette russe: Bruno Mégret, numéro 2 du Front national, grand favori - 43% des voix au premier tour - va-t-il conquérir la ville?
Sur le parvis, place Nelson Mandela, c'est une débauche de médias venus retransmettre le résultat en direct. Chronique d'une catastrophe annoncée... Qui ne se produira pas. Quelques kilomètres plus loin, à Marignane, à l'abri des regards et des caméras, dans une terrible discrétion, c'est le crash: Daniel Simonpieri, 43 ans, lieutenant régional de Bruno Mégret, militant de second ordre des troupes lepénistes, coiffe au poteau les deux candidats de droite qui s'entre déchiraient pour la succession à la mairie, s'accusaient mutuellement de faire le jeu du FN et affirmaient tous les deux être l'unique rempart contre lui. Et pendant qu'à Vitrolles, après le morne week-end d'une attente tendue, la nuit retentit des klaxons joyeux actionnés par une population d'origine immigrée qui a le sentiment d'avoir échappé à «la grande rafle», à Marignane, c'est ville morte.
Du côté du FN, la consigne est au triomphe modeste. Seul le trottoir de la mairie présente quelques signes d'agitation. L'angoisse au ventre, le tête chaude sous le bonnet, un groupe de Beurs est venu aux nouvelles. Jean Montagnac, un des candidats de droite, parvient facilement à les apaiser: «Je suis là, je ne pars pas...» Il se fait applaudir: les jeunes gens s'accrochent à lui comme à un radeau. «Moi je suis Français et Marignanais, explique un homme de 30 ans, d'origine algérienne, dont l'haleine sent fort le pastis. Qu'est-ce qu'ils vont faire de moi, demain? A la salle des fêtes, ils n'étaient même pas trente pour fêter leur victoire. Eux, ils ont peur et nous aussi. Où ça va aller ?»
Ce soir-là, Daniel Simonpieri est allé fêter sa victoire un peu plus loin, dans un hôtel de la zone de l'aéroport, loué par Bruno Mégret pour réunir ses supporters et son état-major afin de célébrer le «grand soir». Amer d'avoir vendu la peau de l'ours trop tôt, Mégret s'efforce à l'humour: «Nous avons fait diversion en focalisant sur nous toutes les forces adverses» sourit-il jaune, en congratulant devant les journalistes le «héros» de Marignane.
Chez les militants de Mégret, les plus jeunes surtout, le vernis craque. Fini les sourires polis à «la presse collabo». Oubliés les discours rassurants sur la compétence («Mégret, polytechnicien»), le calme («On nous manque de respect, on nous agresse et après, on nous accuse de prôner la haine!») Les lieutenants ont du mal à tenir leurs troupes, prêtes à mordre. L'atmosphère est électrique.«L'escroc Tapie», comme l'appelle Bruno Mégret, est accusé d'avoir retourné la situation à Vitrolles en venant épauler Jean-Jacques Anglade, le maire socialiste, pendant la fin de la campagne. Jean-Claude Tapie, son frère, 39e sur la liste Anglade, se trouve être le président de l'OM Vitrolles, équipe de hand-ball qui compte une bonne partie des joueurs de l'équipe de France championne du monde.
Des joueurs qui ont annoncé haut et fort qu'ils quitteraient la ville si le FN remportait les élections. Dans la famille Tapie, on n'a pas l'habitude de mâcher ses mots: «Dorénavant, dit Jean-Claude, tirant la leçon du dernier scrutin, c'est fini la cocarde municipale sur la bagnole de fonction. La politique, elle doit se faire à pinces et dans la rue, à l'écoute. On ne peut plus se contenter de diaboliser les émules de Le Pen! Le FN, c'est comme les sex-shops: on ne se cache plus pour y entrer. J'entends les gens me dire, tranquillement: "Faudrait voir ce qu'ils sont capables de faire". Il y a un électeur sur deux dans cette ville qui a pensé comme ça. Marignane, c'est la porte à côté! L'exemple risque d'être contagieux!»
La vertu de l'exemple, Daniel Simonpieri semble bien décidé à en faire son crédo. Sanglé dans une veste de bonne coupe, le regard modeste, le ton mesuré, le nouveau maire de Marignane s'efforce de rassurer: «Je suis un homme de dialogue, j'ai le respect de la loi, je n'ai pas l'intention de me livrer à la moindre chasse aux sorcières.» Au chapître brûlant de la sécurité, une des deux mamelles du FN avec l'immigration, Simonpieri s'attelle à éteindre le feu qu'il a pourtant lui-même allumé lors de sa campagne: «Il y a déjà 26 policiers municipaux! On va juste en recruter 3 de plus. Ilôtage, présence sur le terrain, patrouilles, ce sera plutôt de la dissuasion.»
Conseiller financier dans une compagnie d'assurances, le désormais premier magistrat de cette commune des Bouches-du-Rhône de 32000 habitants, se présente d'abord et avant tout comme un gestionnaire: «La première urgence, c'est un audit complet des finances de la ville dont chaque électeur sera personnellement informé. La moindre des prudences, quand on rachète une entreprise, c'est de connaître son bilan. L'autre urgence, elle est sociale: il y a plus de 4000 chômeurs dans cette ville. Nous allons essayer d'attirer les entreprises, en mettant à leur disposition des structures performantes, en les exonérant de taxes professionnelle pendant trois ans, en accordant pour chaque Marignanais embauché une prime de 1000 francs mensuels pendant un an.»
Question: qu'est-ce qu'un Marignanais? «C'est un Français dûment muni de papiers», répond Simonpieri. Et il ajoute sur le même ton bonasse, persuadé de faire la preuve de la «tolérance» dont il s'enorgueillit: «Quelles que soient ses origines ou sa religion.» 15% des Marignanais ne sont pas de nationalité française, que deviennent-ils? «Les aides de la mairie, répond-t-il comme s'il n'avait pas entendu la question, seront réservées aux Marignanais non-délinquants, munis d'une carte d'identité française.» Daniel Simonpieri aime à ponctuer ses phrases d'un rassurant «la loi, c'est la loi.» Comment va-t-il donc s'y prendre pour la bafouer? La «préférence nationale», thème cher au FN, n'est pas légale. Reste, peut-être, à l'instar de la stratégie sécuritaire pour laquelle il a opté, l'arme de la «dissuasion».
Karim, 23 ans, étudiant, Marignanais, non-délinquant et Français d'origine algérienne, essaye de ne pas se laisser gagner par la panique: «Ce n'est pas le maire qui me fait peur. Il ne peut pas refaire les lois selon son bon plaisir. Ce qui m'inquiète, ce sont tous ces habitants qui me faisaient la bise quand j'étais petit et qui ont voté pour les thèses du FN. Le vrai danger, c'est l'ambiance qui va régner dans cette ville.» Sur le cours Mirabeau flotte un silence épais: sur les terrasses des cafés, on se regarde en chien de faïence. L'ambiance est déjà très«dissuasive».
CHANTAL DE RUDDER