Choses vues à Vitrolles, France
source : Le Nouvel Observateur le 13/02/1997 auteur : Chantal de Rudder
La veille, Vitrolles, bastion de la gauche, venait de s'offrir sans retenue au Front national: plus d'un électeur sur deux lui avait donné sa voix, 52,48% des votants. La France est atterrée. Vitrolles fait mine de retrouver un train-train ordinaire.
Ce lundi matin pas comme les autres, les magasins de la ville sont ouverts comme d'habitude: «On va enfin se remettre au travail!», s'écrie la parfumeuse, avec une indifférence appuyée.
Rita, l'accorte patronne de l'Hacienda, le rendez-vous des militants du FN, refuse de commenter le scrutin: «Le commerce d'abord. L'argent n'a pas d'odeur.» Vers midi, quelques badauds arpentent les rues piétonnes et s'attablent aux terrasses des cafés. Seul le silence trop dense laisse deviner le malaise dans la ville. Soudain, un cri secoue l'atmosphère atone. «Mon petit!», hurle une maghrébine paniquée, courant sous les arcades. Tout le monde se met à chercher l'enfant. La femme retrouve son fils, quelques mètres plus loin, et le serre contre elle en sanglotant. «Le minot s'était éloigné, elle a cru qu'on l'avait enlevé, explique, l'accent pagnolesque, un Arabe de Vitrolles. Oh fada! On va partir en biberine et douter de tout maintenant!»
On douterait à moins: dans ce coin ingrat de Méditerranée, où le chômage est à 22% et la population grouillante de jeunesse - 35% des 40000 habitants ont moins de 25 ans -, rares sont ceux qui se gênent désormais pour jeter ouvertement l'opprobre sur les musulmans. Y compris parmi ceux qui font profession de foi de combattre l'extrême-droite et le racisme: «Vous croyez que c'était bon pour Anglade, ces Arabes et leurs youyous devant la mairie pour fêter sa victoire en 1995?», demande un grand Noir, militant de la liste UDF-RPR, sincèrement scandalisé. Et il continue, comme s'il énonçait un conseil de bon sens élémentaire, une vérité politique incontournable: «Je leur ai dit, aux gens du PS: "Virez-moi tous les cafards de devant la porte de votre permanence! Nettoyez!" Ici, madame, même les Arabes, ils en ont marre des Arabes!»
Les sociologues ont donné un nom à la peste qui embrume désormais les cerveaux: «lepénisation des esprits». Dans la cité des Pins, le quartier chargé de tous les péchés par Vitrolles, les jeunes Beurs énoncent la hiérarchie locale des races comme une leçon bien apprise. «Tout en bas de l'échelle, il y a les Arabes, qu'ils soient français ou pas, dit Omar, 23 ans, éboueur. Après c'est les juifs, puis les gitans. Ensuite, il y a les Européens: Arméniens, Italiens, Espagnols, Yougoslaves. Et en haut, il y a les Français de souche. C'est pas de la folie, un gitan ou un Arménien raciste qui vote FN? Bienvenue à Vitrolles!»
Dans le bureau de vote de la cité, installé à l'école Paul-Cézanne, pendant qu'on dépouille les urnes l'ambiance est électrique, et beaucoup retiennent leur souffle. A chaque bulletin pour le maire PS, des encouragements ou des applaudissements crépitent. Ils veulent absolument croire que le pire n'est pas sûr. «Cette élection, c'est notre procès, marmonne un gamin en se tenant le coeur. Je suis innocent, moi. Et même, je suis fier d'ête vitrollais!» «S'ils veulent pas de nous, je deviens un guerrier», menace un autre, de moins en moins confiant sur le score. Le scrutin tombe vers 10 heures du soir: verdict accablant. «C'est eux qui l'auront voulu, si on devient les Beurs Panthers! Après le premier tour, explique Ali, blême, il y a eu des problèmes avec les gars du FN qui nous provoquaient. On n'a pas su réagir, on n'était pas prêt. Depuis, on s'est un peu organisé.» Au soir du second tour, la plupart des jeunes Beurs de la cité se sont massés devant la nationale qui borde leurs HLM. Ils sont restés tard dans la nuit, le regard grave, à scruter les cars de CRS, positionnés de l'autre côté de la route. En revanche, au centre-ville, d'autres jetaient quelques pierres et cassaient des vitres du côté de la mairie et de la permanence du FN pour exorciser leur colère: «On ne s'écrasera pas comme à Toulon ou à Marignane», s'énerve un jeune Beur, en promettant de nouvelles nuits chaudes. «On va leur prouver que le FN, c'est pas un parti comme les autres, reprend son copain. Mégret, ce sera l'insécurité pour tout le monde!»
Pendant ce temps-là, à l'hôtel Louisiana, sur la route de l'aéroport, la fête bat son plein: «La France aux Français!» En car, en voiture, les lepénistes sont venus des quatre coins de l'Hexagone célébrer la chute d'une quatrième ville de la région dans leur escarcelle. «J'arrive de Béziers, s'écrie tout sourire une dame à la cinquantaine permanentée. Quelle formidable journée! A midi, je baptisais mon petit-fils!» Entassé dans la salle où les héros du jour - les Mégret - doivent prendre la parole, le peuple FN attend debout, sans se plaindre: mélange hétéroclite de balèzes à catogan et de lodens bcbg, de nuques rasées et de petits princes, de «cagoles» cliquetantes de bijoux, le visage ripoliné, le parfum lourd, et de rosières à collier de perles. «Nous sommes désormais le premier parti de France», s'écrie Bernard, gérant de société. «On a gagné! On a gagné!» La foule s'égosille. Un monsieur d'un certain âge joue les boute-en-train: «Vitrolles, on va d'abord désinfecter. On a déjà téléphoné à l'entreprise de dératisation!» Ces dames pouffent. «Il paraît qu'ils vont construire des églises en Arabie Saoudite!» Ces dames se tiennent les côtes. Le vieux lance un slogan: «Mégret-Vitrolles, restons français!» Le choeur reprend, décline des variations: «La France aux Français!», «L'argent aux Français!», «La Sécu aux Français!».
Un mastard basanné, aux longs cheveux frisés, s'amuse à provoquer les journalistes: «Alors, pas trop déçus?», demande-t-il, l'oeil ironique. «Dehors, les médias!», crie la foule. Le temps d'entonner deux fois le chant des coloniaux, «C'est nous les Africains», et quatre ou cinq fois «la Marseillaise» - V de la victoire et bras tendu à chaque «qu'un sang impur abreuve nos sillons!» - et Mégret et Mégret font leur apparition au son des flonflons tonitruants du grand air d'«Aïda». Une dame crie «Bravo! Enfin une femme au pouvoir!», pendant que «Catherine», foulard rose et blazer bleu, lève le doute pour ceux qui n'avaient pas compris le sens de sa candidature: «Notre victoire est celle de mon mari!»
Jean Figadère, 55 ans, l'hôte des lieux, veille au bon déroulement de la réception FN. Les affaires marchent! Ancien pilote acrobatique, le patron du Louisiana a opéré un rétablissement remarqué à Vitrolles entre les deux tours de la municipale. Gaulliste fervent, RPR bon teint, colistier de la liste UPF Guichard, il a bravé les consignes de l'état-major parisien de son parti, qui prônait le front républicain, et a appelé à voter FN plutôt que «socialo-communiste». Ce qui lui a valu l'ire de Juppé: il a dû rendre sa carte du RPR. Figadère a beau «idolâtrer Chirac depuis toujours et pour toujours», il n'en estime pas moins «ceux qui gueulent pour faire avancer les choses, qui sont fiers d'être français et veulent limiter l'invasion».
Il n'a pas été le seul RPR à mettre le bulletin FN dans l'urne. Une bonne moitié des gaullistes l'ont fait. Beaucoup d'autres se sont contentés de voter blanc.«Il fallait maintenir notre liste, s'exaspère Christian Borelli, patron vitrollais du RPR, qui vit plus le FN comme un concurrent direct que comme un ennemi irréductible. Ils sont en en train de se constituer un électorat et nous de le leur fournir ! Il nous bouffe, le FN! Son état-major, c'est devenu le club des ex-RPR et des ex-UDF!» Les grands anathèmes et la diabolisation, il en a sa claque, Borelli. Tout ce qui lui importe, c'est qu'on ne lui pique plus ses clients: «Retournons au bon vieux clivage gauche-droite et la République sera mieux gardée.»
Discours identique chez les UDF, qui se drapent dans un «mon vote m'appartient» pour expliquer le peu d'empressement qu'ils ont mis à défendre le front républicain avant le second tour. Qui ne crie au loup consent ? Peut-être.
Vitrolles-Clochemerle en a assez d'être le terrain d'affrontement privilégié entre un FN conquérant et une République menacée. On est français quand il s'agit de se différencier des Arabes. On est vitrollais contre le reste de l'Hexagone: «C'est ma vie et c'est ma ville que je regarde d'abord, affirme Roberto, ouvrier à la retraite, qui a voté Chirac à la présidentielle et FN aux municipales. L'enjeu national, je m'en fous!»
Etrange comme cette ville nouvelle, sans frontières ni caractère, faite d'une population récente et hétéroclite, venue du Nord et des Suds, génère un esprit tribal, un patriotisme de clocher. La ville est devenue une unité-refuge contre la béance de la mondialisation.
«Vitrolles d'abord!»: les beaux messieurs de Paris qui donnent de grandes leçons de civisme tapent sur les nerfs. «On n'est pas des gosses, s'excite André, chef de chantier, qui a voté Jospin à la présidentielle et Mégret dimanche dernier. On n'a pas besoin de Paris pour savoir ce qu'on a à faire!»
Pour beaucoup, la première des urgences, c'était de se débarrasser de Jean-Jacques Anglade, le maire à l'écharpe blanche. Malgré le score du FN la semaine dernière, il n'y a pas encore 52% de fachos à Vitrolles. Mais on y trouve facilement plus d'un habitant sur deux pour vouer le maire sortant aux gémonies: «Anglade, gémit un jeune homme de 25 ans, comme s'il chantait une complainte, avec sa mise en examen, ses magouilles, ses projets mégalos, son clientélisme outrancier, ses impôts locaux insupportables, sa propension à endetter la ville, son incapacité à écouter ses administrés, et son recours au bouclier FN pour retomber sur ses pattes!» Bipolariser le scrutin, ici et maintenant, c'était aller pour sûr à la catastrophe: «Si Satan devait avoir un visage à Vitrolles, plaisante un déçu de "l'angladisme" qui se définit toujours comme un homme de gauche, ce ne pouvait pas être celui de Catherine Mégret. Le rôle était déjà pris par Jean-Jaques Anglade!»
Peu avant les élections, le PS local n'avait rien trouvé de mieux que de faire scission. Pour se reconnaître sur le marché et ne pas confondre leurs militants avec les socialistes dissidents, les «angladistes» arboraient une écharpe blanche ! Obnubilés par leurs luttes intestines et la mainmise d'Anglade sur l'investiture aux municipales, certains militants socialistes, persuadés que Vitrolles allait à la catastrophe, appelèrent à voter Guichard au premier tour et exigèrent même la nomination d'une nouvelle tête de liste entre les deux tours...
Bref, le «camp moral» donnant un exemple lamentable par ses déchirements et ses accusations internes, il conférait, tous les jours d'avantage, un brevet de respectabilité au couple Mégret, tellement uni, lui... Aujourd'hui encore, Bruno Morosini, 35 ans, ne regrette pas la guérilla menée dans les rangs de la gauche: «On est enfin débarrassé d'Anglade, conclut-il sans trop de remords. A quelque chose, malheur est bon!»
Ce pourrait être une devise du FN, tant le parti de Bruno Mégret s'est fait une spécialité d'exploiter méticuleusement les erreurs des adversaires et les malheurs des Vitrollais. Il a raison, le petit technocrate du FN, de se féliciter de son «choix judicieux de Vitrolles» comme terrain de combat, lui qui rêve d'être calife à la place du calife quand l'heure de la succession de Le Pen aura sonné: «A l'échelon national, ma victoire est emblématique, dit Bruno Mégret de sa voix calme. Alors qu'à l'échelon local, le combat était simple: Anglade est très représentatif de la dégénérescence de la classe politique, coupé du peuple, rattrapé par les affaires, poursuit-il, comme s'il énonçait une recette de cuisine.
Nous avons développé une stratégie de la force tranquille: par la présence, le nombre, la proximité, dans la durée évidemment. Nous publions un mensuel, "Allez Vitrolles" (nom repris pour désigner la liste menée par son épouse), journal qui se cantonne strictement à parler de la ville. C'est très important, cet organe médiatique propre à la ville dont nous avons la maîtrise, insiste le nouveau vice-maire, avec un ton professoral.
De plus, notre association Fraternité française s'est consacrée sans relâche à l'aide aux Français en difficulté.»
La méthode FN a déjà fait ses preuves dans d'autres pays: c'est celle qui avait permis aux islamistes de se rendre populaires en Algérie ou ailleurs. Elle demande seulement beaucoup de travail et de la disponibilité. Qui aurait peur du FN quand il est seul à déployer un tel trésor de dévouement pour informer - à sa façon -, écouter les plaintes et au besoin les orienter, materner ceux qu'il prend sous son aile?
De moins en moins de monde. Même un junkie aux cheveux blonds, qui sort de prison pour deal, a décidé de prendre sa carte FN, avec le ferme espoir d'obtenir un emploi fixe et un appartement, parce qu'il porte, dit-il, «un nom bien français». «Les mecs comme moi, affirme Julien, l'oeil vague de méthadone, le FN va essayer de les réinsérer. Les trois quarts des copains français qui ont arrêté les bêtises, ils votent FN.» Et lui, qui avoue avoir toujours peur de «retomber», le voilà qui exige des flics partout «parce que c'est les Arabes qui foutent la merde.»
Lui, il est «blanc» et ne craint rien, «sauf les Arabes et les sans-papiers. Pourquoi on dit: France, terre d'accueil? Mes grands-parents se sont battus pour obtenir les congés payés, on me les enlève progressivement pour faire bouffer les immigrés. On va devenir le tiers-monde, si ça continue, se lamente-t-il. Il n'y a plus de boulot, ni d'argent: je ne veux plus partager avec des étrangers!». Au bourgeois, autrefois accusé de tous les maux sociaux, a succédé l'Arabe. «C'est devenu un repère, un critère structurant chez des gens qui ne comprennent rien à la mutation actuelle», constate le sociologue Jean Viard (voir encadré).
Rosine, 56 ans, originaire des Ardennes, ancienne mécanicienne de précision qui votait communiste, est réduite depuis dix ans à «faire des petits boulots de merde». Elle a un mari chauffeur de poids lourd au chomâge après un accident qui l'a diminué physiquement, et un petit pavillon dont elle doit payer les crédits jusqu'en 2001. Elle prétend que seul Tapie aurait réussi à la dissuader de voter FN. «On n'entend que ça: l'usine machin a fermé, dit-elle affolée. Ils appellent ça la crise, et faut se l'avaler sans se poser de questions. Tapie, lui, il m'aurait expliqué ce qui se passe. Il savait parler au peuple. Mais on lui a cassé les reins parce qu'il a monté trop vite. Un fils d'ouvrier qui réussit, ça n'a pas plu à ces messieurs de la haute!»
A défaut de solution, Rosine veut de la considération pour elle et du dynamisme chez les dirigeants. Avec Tapie pour héros, comment peut-elle donner sa voix au FN et au très peu charismatique Mégret? «Parce qu'il faut que ça change! Ils se foutent de nous, ceux qui gouvernent. On ne peut pas compter sur Anglade, on compte sur l'autre. Voilà. Peut-être qu'on fait chou blanc!» Le FN, un parti comme les autres? «On verra, répond Rosine. Qu'est-ce que j'ai à perdre?»
CHANTAL DE RUDDER