Article paru dans l'édition de l’HUMANITE du 11 juillet 1995.
On serre les poings. Cette fois c’est trop. On la bouscule. A-t-elle conscience de voter pour un parti raciste et antisémite ? « Ce n’est pas mon problème et ça, c’est ce que disent les médias. » Sait-elle que Le Pen est un milliardaire ? « Et alors ? Ce qui m’intéresse c’est ce que je vis moi, toute cette merde qui nous entoure, tous ces mensonges. » Rien n’y fait. Chez Josiane Trevi, tous les mots anti-Le Pen sonnent creux. Vides de sens. Son point de départ est ailleurs, est d’abord sa vie, ses angoisses. Elle y revient sans cesse.
Direction Marignane. Les platanes du cours Mirabeau avant d’errer dans une ville en petits morceaux. Lotissement des Alouettes. René est pendu à son téléphone sans fil. Cette amie a une soeur qui vote Front national. On verra bien. René Says aussi veut voir. Surtout pas justifier mais entendre. L’animateur de l’activité communiste dans cette ville cherche à décoder le message de ceux qui ont élu un maire FN, Daniel Simonpieri, quarante-trois ans, ancien guichetier de banque.
Elle se tient sur le pas de la porte de son pavillon. Porte un caleçon noir et un T-shirt violet. Non non, on ne la dérange pas. Non non, elle n’a pas du tout honte de dire qu’elle est très satisfaite d’avoir un maire Front national. On la suit. L’intérieur est nickel. Un canapé, une table ronde, un meuble de style chinois où sont encastrés télévision et magnétoscope. L’un de ses deux enfants vient dire bonjour. C’est un garçon très poli. Son mari nous rejoint, bermuda et débardeur.
Elle parle la première. Suzanne a quarante ans, est née à Marseille, est au chômage depuis trois ans après un emploi d’ouvrière à l’usine. Ses premiers mots sont : « On en a marre, on nous prend pour des imbéciles. Regardez, on change de président et c’est pareil. Il augmente le SMIC et il nous reprend ce qu’il nous donne par la TVA. Non, ce n’est plus possible, il faut vraiment tout changer, tout. Moi, j’ai peur pour mes enfants. J’ai peur pour leur avenir à cause du chômage, de la drogue, du SIDA. Et ce qui me révolte, c’est que les médias n’ont aucun respect pour les gens qui votent Front national. Le Pen est peut-être ce qu’il est, mais il dit des vérités en face. »
C’est lui qui prend le relais. Une envie de tout déballer en sachant parfaitement qui l’écoute. Patrick a quarante-cinq ans, a été pendant dix-sept ans agent de maîtrise dans une entreprise du port de Marseille avant d’être licencié, de se reconvertir chauffeur de taxi. Ses premiers mots sont : « Je suis dégoûté de tout quand je vois ce qu’est devenu ce pays. J’ai même envisagé d’émigrer au Canada. On se sent de plus en plus menacé. Nous avons été cambriolés une fois. Le gars est entré par le jardin. Ma femme était là, elle frottait par terre. Il a pris les bijoux avant de s’enfuir. Ma femme a eu très peur. Vous savez ce qu’on nous a dit quand on est allé au commissariat ? Que ça ne servait à rien de porter plainte parce que, même si on mettait la main sur le type qui a fait ça, il serait tout de suite relâché. Vous trouvez ça normal ? »
Non, ce n’est pas normal. René Says lui dit. Mais est-ce qu’un cambriolage suffit à faire un vote Le Pen ? « C’est ça plus tout le reste. On est trop laxiste avec les délinquants et les clandestins. »
Suzanne reprend : « Vous savez quel est mon rêve ? C’est d’aller à la télé pour dire comment on vit. Ils ne savent rien les gens de la télé. Quand je les vois, je me dis qu’ils ne doivent jamais faire les courses. Moi, quand je vais chez Leclerc, je sais tout de suite ce qui a augmenté de dix ou vingt centimes. »
Elle s’interrompt. Arrivent le neveu et sa copine. Stéphane et Stéphanie. Lui, vingt-deux ans, au chômage. Elle, vingt ans, lycéenne. Deux Marseillais. Ils n’ont pas voté FN parce qu’ils ne sont pas inscrits. Mais s’ils étaient inscrits, ils voteraient FN. Ils le disent ouvertement. Lui : « Je me suis fait attaquer par une bande de Gitans. Ils m’ont tout piqué. Maintenant j’ai peur. » Elle : « J’ai peur pour l’avenir. Ma mère est d’origine espagnole. Mon père, d’origine tchèque, est maçon. Les deux votent Front national. » Patrick tient à ajouter : « Je ne suis pas marié avec Le Pen. Si rien ne change à Marignane avec un maire Front national, on fera comme avec les autres, on le changera. » Une menthe à l’eau avant de se quitter. Dehors, René Says est K-O : « Tu as entendu ? On est complètement à côté de la plaque... Ça donne vraiment à réfléchir... »
Direction Vitrolles. Par des bretelles d’autoroute qui se croisent dans une ville éclatée. Le Front national (43% aux municipales) est domicilié avenue Jean-Moulin. Un appartement en location. Le patron des lieux s’appelle Hubert Fayard.
Débarqué d’Auvergne il y a un an à la demande de Bruno Mégret, il a préparé la campagne du numéro deux du FN. Dans les moindres détails. En s’engouffrant dans toutes les failles d’une gestion socialiste coupée du quotidien. En attaquant systématiquement le maire sur l’insécurité, la fiscalité, le chômage.
En éditant douze numéros du journal « Allez Vitrolles ! » qui ne lâche pas les trois thèmes et y associe l’immigration. En proposant une « prime de naissance » de 3.000 francs par enfant français. En ouvrant une permanence baptisée « Fraternité française ». Chômeurs, mal-logés, gens dans la misère y sont reçus, conseillés, parfois aidés concrètement par de la nourriture ou des vêtements. En présentant une liste qui compte trois fois plus d’ouvriers que celle de la gauche et où figurent le fils du secrétaire de la section RPR et un ancien communiste.
Le discours d’Hubert Fayard est celui d’un dirigeant lepéniste. Glacial : « Si nous avions été élus, croyez-moi, nous aurions appliqué notre programme dans sa totalité, à commencer par la préférence nationale. »
Vitrolles encore, espace des hypermarchés. Sandrine est caissière. Elle a vingt-huit ans. Elle montre le dos de sa carte d’électeur, les quatre tampons d’avril, mai et juin. Elle dit : « A la présidentielle, j’ai voté Le Pen au premier tour, Jospin au second. Aux municipales, j’ai voté Mégret les deux fois. Mais si Tapie s’était présenté, j’aurais voté pour lui. » Elle sourit, puis ajoute : « Vous voyez, chez moi, c’est le cafouillage total. » Il pleut enfin.