Vingt minutes en apnée chez les fachos de Vitrolles
Paru dans l’Humanité du 09/11/1998
"La date du concert du RIF (Rock identitaire français) le même soir que le concert-anniversaire du Sous-Marin, une coïncidence ?" Anne-Marie Charlot, responsable des affaires "culturelles" à la mairie de Vitrolles, affiche un léger sourire : "Absolument aucune. Ce concert était prévu de longue date, nous n’allons pas le déplacer en fonction du calendrier des autres associations." Bien sûr. Combien de personnes attendez-vous ? Réponse : "C’est difficile à chiffrer. Il y a eu d’énormes pressions. L’attentat du Stadium a probablement découragé pas mal d’entre elles. Des rumeurs d’annulation ont couru : beaucoup n’ont pas tenté le voyage."
Les fausses victimes. Quelques instants auparavant, dialogue avec un des "organisateurs" de la soirée qui justifie son accent parisien : "Je suis là pour Mémorial Records (la maison de disque chapeautée par le Front national). Je suis venu prêter main-forte aux organisateurs d’ici. Jusqu’à 16 heures, nous ne savions pas si le concert pourrait avoir lieu." Pourquoi ? "Il y a eu d’énormes pressions." Une consigne de boycott ? Réponse en forme d’esquive : "Si vous étiez chef d’entreprise, vous hésiteriez à louer votre matériel de crainte de le voir sauter." Où ont-ils donc déniché le matériel de son et la structure ? Pas de réponse. Est-ce la mairie de Vitrolles ? Toujours pas de réponse. Les dégâts occasionnés par "l’attentat" au Stadium la semaine dernière n’étaient pas importants au point de déplacer le concert : "Au contraire, plus rien n’était utilisable." Combien de billets avez-vous vendus ? Pas de chiffre avancé : "Il était difficile de se procurer un billet d’entrée, d’autant que les points de vente habituels (FNAC) ont refusé de les vendre."
Fliquage en règle. Se présenter en victime, le ton est donné dès les premières mesures de Vae Victis, premier groupe de la soirée : "Merci d’être venus. Nous sommes là malgré la guerre totale que nous ont menée nos ennemis." Quelques éructations dans la salle, très vite recouvertes par le vacarme d’une guitare et d’une basse. Une bande-son défile : Vae Victis aurait-il du mal à recruter des musiciens ? Retour à la case départ.
Nous sommes une poignée de journalistes à attendre de pouvoir entrer sous le chapiteau : deux consoeurs du "Figaro" et de "la Provence", des photographes de l’AFP, d’Ima Press, de Reuters, une équipe de France 2.
Auparavant, il nous aura fallu franchir un premier barrage : une dizaine de policiers municipaux filtrent les voitures, braquant une lampe sur ses occupants. A l’entrée du parking, même scénario. On nous invite poliment à nous garer "par là, ne laissez pas de vide". Leur écusson ressemble à s’y méprendre à celui de la police nationale dont la présence, d’ailleurs, se fait plutôt discrète, même si le commissaire est dans les parages.
Quelque cent cinquante personnes attendent que les portes s’ouvrent. Il y a des jeunes bon chic bon genre, lookés étudiants, propres sur eux. Quelques skins, crânes rasés, blousons bombers, l’un enveloppé dans un grand drapeau bleu-blanc-rouge. Des moins jeunes, comme ces deux dames, la quarantaine passée, qui prétendent travailler à la mairie de Gardanne et sont là parce que des amis les ont invitées. On les croisera après dans la salle, égarées, faisant peine à voir. Les portes sont toujours closes. "Pas d’images, pas de photos", ordonne-t-on aux photographes, "mais comme nous connaissons la nature humaine, vous êtes priés de laisser vos appareils dans vos voitures". Les photographes quittent les lieux. Cela ne prend que quelques secondes pour fracturer une voiture...
Les journalistes au ban des accusés. Jusqu’alors, le GO, comme il se nomme à aucun nom de responsables du concert ne nous sera fourni Ä, parle à des journalistes non identifiés. Impossible d’avoir un ou des disques des groupes de la soirée : "Ils sont en vente à l’intérieur. Vous êtes journalistes, vous avez des notes de frais..." Ricanements. Nous sommes enfin autorisés à pénétrer dans les lieux. On relève soigneusement le numéro de notre carte professionnelle. On nous fait préciser pour quel journal nous travaillons. Deux solutions : répondre n’importe quoi, ou se présenter comme journaliste de "l’Humanité". J’opte pour la seconde : on est en démocratie, non ? Sans broncher, une jeune femme inscrit le nom du journal face au mien. Jusqu’ici, tout va bien.
Dans la salle, on essaie d’échanger quelques mots avec des spectateurs. "Vous êtes journalistes ? J’parle pas aux journalistes. Ils mentent, déforment nos propos", nous dit un colleur d’affiche membre du FN qui "toute la semaine (a) collé pour le concert, mais on se faisait arracher". Il ne veut pas nous parler mais ne nous lâche pas. Pas trop méchant celui-là. Plutôt paumé. Un jeune étudiant se trémousse sottement et s’appuie en rigolant sur un monsieur, bien mis de sa personne : "Vous accompagnez votre fils ?" "Oui, l’accès est difficile." "Vous aimez cette musique ?" "Ils ont le mérite de poser les bons problèmes." Monsieur père parle avec quelques légères réticences, regards appuyés sur le stylo et le carnet : visiblement, il n’aime pas trop les journalistes, mais, trop poli pour l’avouer : "Moi, je n’écoute que de la musique de chambre." C’est cela, oui. Le fils nous ignore, avec superbe.
"Je suis là parce que je suis blanc." Un petit groupe de skins. On y va ? Le plus grand est aussi le plus jeune d’entre eux, dix-huit ans tout juste. "Je suis là parce que je suis blanc." C’est dit avec le sourire. "Je me définis comme un néonazi. J’aime pas cette musique. C’est une musique de..." Le reste se perd dans le brouhaha. "J’aime que le "oï", le "ska". Je vais aux concerts skin, mais ils sont tenus secrets. Celui de ce soir, ce sont des amis qui me l’ont indiqué." Je me garde de lui rappeler que le ska est une musique d’origine black, d’autant qu’un monsieur lui glisse à ce moment quelques mots à l’oreille. Stupeur sur le visage du jeune skin. Colère : "C’est qui la journaliste de "l’Huma" ? Dégage, tu m’as compris, dégage !" Légère bousculade. La sécurité fait mine de s’interposer, histoire de faire monter la vapeur. Le jeune skin revient à l’attaque. L’homme qui m’a "dénoncée" ferait partie de la garde rapprochée de Mégret. Il se gardera bien de dire son nom. Comme tous les autres d’ailleurs.
"L’Huma" viré manu militari. Je range stylo et carnet, m’écarte. On me montre du doigt. Regards mauvais. Pas très fière. J’essaie de me concentrer sur les textes de Vae Victis : "Chanson dédiée à tous les camarades nationalistes : sois pur et dur." Borborygmes de satisfaction dans la salle. Auparavant, on a eu droit à une chanson pour "dénoncer" les médias, "Cassez vos télés !" La salle répond en écho : "Pourris ! Pourris !" C’est alors que je suis sommée par un type qui se présente comme "l’organisateur de la soirée" de le suivre dans le sas d’entrée. "Qui êtes-vous ?" me demande-t-il. Je lui rétorque : "Vous êtes de la police ?" Il réitère sa question, sur un ton plus menaçant. Je lui fais comprendre qu’il sait pertinemment qui je suis. "Pourquoi vous êtes là ?" insiste-t-il.
Anne-Marie Charlot assiste à l’interrogatoire sans broncher. Je suis plutôt bien encadrée et de moins en moins rassurée. Je sens qu’on m’agrippe par derrière : un gars a tout simplement ouvert mon sac à dos et fouille à l’intérieur. Je le lui arrache et prends à témoin Anne-Marie Charlot, lui demandant de tenir ses hommes de main : "Je ne le connais pas, c’est quelqu’un du public." Evidemment. Surgissent mes conséurs, affolées par ma disparition. D’autant que, dans la salle, on ne cesse de leur demander où est la journaliste de "l’Huma". Ça sent le roussi. Anne-Marie Charlot me dit que je peux "retourner dans la salle, à condition de ne pas embêter les gens". A condition de ne pas travailler. D’un commun accord, nous décidons unanimement de partir. On se presse vers les voitures. J’aurais tenu vingt minutes en apnée chez les fachos.