Jean-François KAHN notamment a beaucoup disserté sur les révolutions et comment elles arrivaient. Ce n’est jamais le grand soir préparés des années à l’avance, mais un évènement qui fait que tout bascule. Le détonateur dans le cas présent, c’est le jeune qui s’est immolé. Mais il y a eu un autre déclic, comme le raconte très bien le romancier Abdelaziz Belkhodja…
DH
NB : Je conseille aussi un autre article pour comprendre le régime de Ben Ali, cliquez ICI.
Romancier célèbre au Maghreb, Abdelaziz Belkhodja nous fait revivre la journée qui a précédé la chute de Ben Ali. Un récit qui remonte le cours de l’histoire jusqu’à Bourguiba.
Toute révolution bascule à un moment précis. Le 13 janvier au soir, après trois semaines de révolte, Ben Ali a tenté une dernière fois de renverser la tendance en promettant de se retirer à la fin de son mandat en 2014, de baisser le prix des denrées de première nécessité et de donner enfin au peuple tous ses droits déjà promis il y a vingt-trois ans.
Quelques minutes plus tard, ayant obtenu l’autorisation de manifester malgré le couvre-feu, les milices de Ben Ali sortent et crient victoire. Les cortèges de miliciens, dans des voitures flambant neuves sorties des concessions automobiles de la famille proche du dictateur arrivent à faire illusion, mais pas longtemps.
Les médias nationaux, aux ordres, ont eux aussi reçu des instructions. Une émission à grand spectacle, programmée sur la principale chaîne publique nationale dépasse l’entendement. Le langage est libre, mais il y a un hic : les interventions sont orchestrées par un présentateur à succès qui n’est autre que le patron de Cactus Productions, la boîte qui a phagocyté cette chaîne publique en lui imposant ses propres programmes par l’entremise du frère de Mme Ben Ali. Cette mascarade résume ce que vit le pays depuis le règne sans partage de Ben Ali.
La pire nuit pour beaucoup d'entre nous
Beaucoup ont été dupes. Mais beaucoup aussi savaient que le lendemain aurait lieu la grève générale décrétée par l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), une grève nationale qui avait déjà réussi l’avant-veille à Sfax et la veille à Kairouan. Mais la manipulation de la veille allait-elle faire hésiter le “marais” ?
Ce fut la pire nuit de la vie de beaucoup d’entre nous. Le lendemain, ça devait passer ou casser, et si ça cassait, notre vie était foutue. Depuis trois semaines, nous avions lancé des appels à la révolution, rassemblé sur Internet le maximum de sympathisants et publié des articles détaillés sur la corruption de l’entourage de Ben Ali. Largement de quoi être assassinés dans un régime comme celui-ci.
Ça faisait longtemps que je ne dormais plus chez moi, mais cette nuit-là, après avoir pris les précautions d’usage, j’ai serré contre moi le fusil de mon père (un ancien ministre de Bourguiba mort bien avant la déliquescence du pouvoir de ce dernier, et c’est peut-être bien la raison pour laquelle mon fusil a miraculeusement échappé à la police de Ben Ali) et me suis endormi d’un seul coup pour être réveillé au petit matin par une série de coups de téléphone d’amis qui voulaient m’accompagner à la manif.
Peu à peu, les cris deviennent plus forts
Serrés dans la petite voiture empruntée à un ami pour éviter les filatures, nous nous sommes dirigés vers Tunis et son centre. A mon arrivée avenue Bourguiba, pas un chat. Première angoisse. On avance. Avenue de France, pas un chat. Deuxième angoisse. On emprunte la rue Jazira pour se diriger vers la place Mohamed-Ali, du nom du premier syndicaliste tunisien. Là, l’espoir. Une foule compacte, déterminée et entraînée par de puissants slogans. Je jette un coup d’oeil autour de moi : la plupart des manifestants sont d’humbles travailleurs venus défendre leur dignité.
Tout à coup, je vois de l’autre côté de la place une amie, fille d’un ancien ministre elle aussi, puis un, deux, trois, dix, cent amis. Les coeurs se réchauffent, les cris deviennent plus forts, l’hymne national est entonné à plusieurs reprises, ponctué de chants accusant les autorités de corruption et appelant Ben Ali à démissionner. Je m’aperçois que j’ignore une partie de notre hymne national – mais il a été tellement profané depuis cinquante ans par les promesses non tenues que je ne m’en étonne pas.
Sous la pression des manifestants, le barrage explose
J’essaie de regarder devant et derrière pour estimer le nombre de manifestants, mais je n’y arrive pas : je ne vois plus les limites de la foule. Tout à coup, le cortège s’élance dans les ruelles pour atteindre l’avenue Bourguiba. A droite et à gauche, je reconnais des miliciens du Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali, pour les avoir vus quadriller le public au stade. Ils sont très nombreux, organisés, mais ils ont reçu les instructions consécutives au discours de la dernière chance : éviter à tout prix la violence.
Devant l’avenue Bourguiba, un barrage de miliciens. Le face-à-face dure quelques minutes mais la pression des manifestants est forte et le barrage explose. La foule s’engage entre la cathédrale de Tunis et l’ambassade de France. L’armée a déployé son dispositif, les manifestants sympathisent avec les soldats, embrassades, accolades puis la foule avance dans l’avenue, elle est grossie par ceux qui arrivent de toutes les rues perpendiculaires. Les mêmes chants sont repris et, petit à petit, les manifestants se concentrent devant le symbole par excellence du régime de Ben Ali : le ministère de l’Intérieur.
C’est devant ce même ministère que, vingt-trois ans auparavant, Ben Ali avait reçu ses premiers vivats et c’est là qu’ont lieu les tortures. C’est le siège de la terreur mise en place par Ben Ali pour s’assurer un pouvoir absolu. C’est à partir de là qu’il a sorti l’épouvantail islamiste pour mieux contrôler la société et mettre dans un même sac tous les opposants. Les flics ont remplacé jusqu’à nos ministres et nos ambassadeurs pour finir par ternir profondément l’image de notre pays sur tous les plans.
C’est pour cette raison que la colère des manifestants s’est focalisée sur ce ministère haï. Derrière moi, un homme crie :
“Cinq, cinq des miens ont disparu derrière ces murs, disparu, et plus rien n’en est sorti ! Ils n’ont jamais été enterrés !”
Le moment où tout bascule
L’horreur. Les chants deviennent plus puissants, la famille Ben Ali, honnie, est le sujet de plusieurs slogans. L’un d’entre eux répond au discours du président sur la baisse du prix des denrées de première nécessité : “On accepte l’augmentation des prix, mais pas de Ben Ali.” Beaucoup de chants, de slogans, mais il manquait LE mot.
Et là je reviens à ma première phrase : Toute révolution bascule à un moment précis. Ce moment est arrivé avec un mot unique, crié avec une puissance dévastatrice par tous. Un mot que je ne peux écrire en lettres minuscules tellement il résonne encore dans ma tête : DÉGAGE ! C’est à ce moment précis que j’ai compris qu’on avait gagné, je me suis retourné vers mes amis les larmes aux yeux en leur criant, “mais c’est quoi ça ?”
DÉGAGE ! : un mot qui résume l’incommensurable besoin des Tunisiens d’en finir avec un intrus de la politique, arrivé au pouvoir à cause du vieillissement du pouvoir d’un Bourguiba qui, s’il avait gardé sa lucidité et la Constitution de la République, n’aurait jamais nommé un militaire inculte à la tête d’un pays qui depuis l’Indépendance s’est illustré par la priorité donnée à l’enseignement.
Bourguiba a redonné de la fierté aux Tunisiens
Mais il serait injuste de ne citer Bourguiba que pour s’être accroché au pouvoir, même si cet acharnement a fait perdre à la Tunisie un quart de siècle. Car Bourguiba avait une obsession : changer la mentalité du Tunisien, lui enlever la terrible notion de “fatalité” si ancrée en lui qu’elle lui fait tout accepter. Bourguiba, sans jamais renier l’héritage arabomusulman du pays, ne voulait pas qu’il rate le train de l’histoire en rejetant un Occident dont la culture et les valeurs étaient dominantes en ce XXe siècle.
Bourguiba, adepte de Bergson, croyait en la science et la volonté. On se souvient de son fameux discours du Palmarium (1973), une anthologie de la pensée bourguibienne, un moment unique dans l’histoire politique arabe contemporaine. Alors que Kadhafi, (eh oui, déjà) était en train de prononcer un discours où il insultait et défiait les Etats-Unis, Bourguiba, malade, convoqua son chauffeur et quitta le palais de Carthage pour rejoindre le colonel.
Une fois au Palmarium, il prit la parole et dit à Kadhafi :
“Tu veux faire la guerre aux Etats-Unis, tu sais ce que tu vas recevoir ? Une baffe.”
Il ajouta, pour corroborer ses propos que la chaudière du palais de Carthage étant tombée en panne, il fallut faire appel à un ingénieur français pour la réparer. Ce pragmatisme, Bourguiba en avait aussi fait la démonstration sept ans auparavant, en 1965, à Jéricho, quand il a dit aux Palestiniens : “Mais prenez donc ce que l’on vous donne, et vous finirez par vaincre !” Ce qui avait fait dire à Golda Meir : “Voilà le véritable danger.”
Ce pragmatisme, Bourguiba en usait avec son peuple. A travers la radio, puis la télé, il lui donnait les leçons de civisme et comportementales nécessaires pour sortir du sous-développement. Si je cite à plusieurs reprises Bourguiba, c’est parce que grâce à Internet les jeunes Tunisiens qui sont nés après lui ont pu le découvrir. Cet homme leur parle avec la clarté et la puissance d’un bon sens complètement absent du discours et des actes de Ben Ali.
Cette découverte leur a donné une fierté qu’ils ignoraient et c’est pour cela que les réseaux sociaux ont été déterminants dans cette révolution. C’est à travers eux que la jeunesse a découvert son histoire, a appris à débattre et acquis une culture absente de son environnement réel. En Tunisie, le virtuel a généré un nouveau réel. Après les jeunes, les parents se sont mis à internet où ils pouvaient retrouver tout ce qui était interdit ou ignoré par les médias locaux.
Une immolation pour une renaissance ?
Et c’est bien pour cette raison qu’à la mort de Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé obligé de vendre des fruits à l’étal pour subvenir aux besoins de sa famille, le pays s’est soulevé. Pourquoi Mohamed Bouazizi, alors que depuis vingt ans des opposants ont voué leur vie à défendre la dignité de leur pays confisqué ? Parce que Bouazizi a choisi de mettre fin à sa vie par une immolation. Acte disproportionné avec les vexations qui l’ont provoqué. Acte puissant, qui ne peut s’apparenter à un suicide, qui contient une puissante révolte.
Le battement d’ailes d’un papillon peut-il déclencher une tornade à l’autre bout du monde ? L’immolation de Bouazizi, peut-elle déclencher la renaissance du monde arabe ?
Abdelaziz Belkhodja