Après le salon du Bourget, et les très nombreuses annonces de commandes d’AIRBUS et d’Hélicoptères, de nouvelles turbulences vont de nouveau secouer le groupe EADS dans les prochains jours avec une remise en cause de la gouvernance actuelle du groupe.
En Mai dernier le Monde Diplomatique a fait un très « bon papier » sur EADS, et son actionnaire principal Français Arnaud LAGARDERE. Pour mieux comprendre, la complexité de cette entreprise, il faut en connaitre l’histoire, la finalité, les enjeux, les luttes de pouvoir et ne pas s’en tenir qu’au journal de Tf1…
A suivre.
DH
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Malgré la protection des élus et des médias,
Au cours de la campagne présidentielle française, l’annonce d’un plan prévoyant dix mille suppressions d’emplois à Aerospatiale a suscité sa moisson de réactions indignées – et sans conséquences. Quelques semaines plus tard, la divulgation du montant de la rémunération (plus de 8 millions d’euros) versée à M. Noël Forgeard, ancien président-directeur général d’Airbus, au moment de son départ a ranimé la colère. Cette somme ne représente pourtant qu’une fraction de la plus-value réalisée par le groupe Lagardère (dont M. Forgeard est issu) lorsqu’il eut la prescience de céder une partie de ses actions du groupe aéronautique peu avant l’annonce par Airbus de très gros retards de livraison. La mansuétude dont bénéficie M. Arnaud Lagardère paraît moins étonnante lorsqu’on connaît le rôle déterminant de son groupe dans les médias et les liens qu’il entretient avec nombre de responsables politiques, en particulier avec M. Nicolas Sarkozy, qu’il a qualifié d’« ami » et de « frère ». Plus généralement, les difficultés d’Airbus témoignent du renoncement à une Europe industrielle. Des plans de restructuration sont annoncés ailleurs, en particulier dans l’automobile (à PSA Peugeot-Citroën, par exemple).
« Non, non, non, à une cession ! » Le vent souffle, glacé, sur la plaine entre le site picard de Méaulte et la petite ville d’Albert. On relève sa capuche, on remet son bonnet. Les drapeaux de Force ouvrière (« L’efficacité réformiste ») et de la Confédération générale du travail (CGT) flottent au-dessus du cortège, entre un champ labouré et un hypermarché qui offre une « promotion sur les côtelettes ». Ce mardi 3 avril 2007, c’est la troisième fois depuis le lancement de Power 8 (un plan prévoyant dix mille suppressions d’emplois et la fermeture ou la vente de plusieurs sites d’Airbus) à l’automne prochain que les salariés empruntent ce chemin : « On a déjà connu des baisses de charge, se souvient M. Jean-Pierre Dannel, entré à l’Aerospatiale en 1965 et aujourd’hui retraité. On s’en sortait avec du chômage partiel, la diminution des cadences. Mais là, faut nous expliquer ce paradoxe : le carnet de commandes est plein pour les cinq prochaines années, et on supprime des postes ! » D’ores et déjà, les embauches sont gelées. Les contrats des intérimaires ne sont pas reconduits : la moitié d’entre eux, cent cinquante sur l’habituel volant de trois cents, ont quitté l’usine. European Aeronautic Defence and Space (EADS) veut céder cette unité de production, et le directeur menace, à demi-mot, d’une fermeture à terme « si nous n’acceptons pas le partenaire ». En réponse, le mégaphone scande : « Nous voulons rester Airbus ! Non à la fatalité ! » Sur la place de la mairie, devant les affiches de Mme Ségolène Royal, de M. Nicolas Sarkozy et de M. Gérard Schivardi, des sous-traitants déploient une banderole : « Pas de faux nez : actionnaires, arrêtez de voler Airbus ! » Les délégués syndicaux grimpent sur l’estrade, leurs discours dénoncent l’« appétit des actionnaires privés », le « danger de laisser le pouvoir à Lagardère et à Daimler Chrysler ».
Ces « actionnaires privés », c’est le point aveugle du débat. Le tabou. L’interdit (lire « Silence radio »). Alors que M. José Bové les attaque timidement, sur France Inter, le 23 mars dernier, l’animateur de la tranche matinale, Nicolas Demorand, réplique aussitôt : « Mais vous ne pensez pas que c’est plutôt le trop d’Etat qui a nui à la bonne gouvernance d’Airbus, comme on dit ? Les jeux entre la France, l’Allemagne, le “Je vais imposer mon candidat. – Non, moi le mien. – On va se partager finalement les tâches, le pouvoir”. C’est pas ça, surtout, plus que le libéralisme, qui est à l’origine des problèmes d’Airbus ? Donc trop d’Etat, plutôt que pas assez ? » Ici, le journaliste n’assène pas ses convictions : sans doute n’en admettrait-il aucune. Non, et voilà qui rend sa repartie plus précieuse encore : ce ventriloque parmi tant d’autres récite l’air du temps, il répète un couplet déjà rodé ailleurs.
Où ? Chez les patrons d’EADS. M. Louis Gallois estime ainsi que « les nationalismes sont un poison pour Airbus », son coprésident, M. Thomas Enders, « préférerait une entreprise sans participation de l’Etat », tandis que leur prédécesseur, M. Philippe Camus, tranche qu’« il faut dépolitiser et désétatiser l’ensemble de cette affaire ». Les ministres, à leur tour, entonnent le refrain : « Le gouvernement n’a pas à s’interposer dans la stratégie de l’entreprise » (M. Gérard Larcher, ministre du travail) ; « Il faut que l’entreprise, et l’entreprise seule, prenne ses responsabilités, et je crois que toute interférence serait contre-productive » (M. Thierry Breton, ministre de l’économie) ; « Les Etats, en l’occurrence la France et l’Allemagne, ne sont pas “les actionnaires industriels les plus avisés” » (M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur). Tous jugent le plan Power 8 « indispensable », « urgent », « nécessaire », etc.
De telles réactions en disent long sur l’aveuglement des élites (économiques, politiques, médiatiques) et sur les intérêts – à peine occultes – qu’elles défendent ou qu’elles couvrent. Car, sous le bruit de fond des vilains « nationalismes » et des méchants « Etats », c’est une tout autre histoire que raconte cette « affaire Airbus ». C’est, d’abord, la débâcle d’un privé qui, en à peine un septennat, à force de désinvolture, de courte vue, de goinfrerie, a saigné une poule aux œufs d’or. C’est, ensuite, le projet industriel d’hier qui est sacrifié sur l’autel de la finance. C’est, enfin, non pas un cas particulier mais un cas d’école, le symbole d’une Europe hier pourvue d’une volonté industrielle, et dont la politique se réduit, aujourd’hui, au laisser-faire des marchés.
Une « mine d’or » a été privatisée. C’est d’un accord entre Etats, fondant un groupement d’intérêt économique (GIE), qu’est né Airbus en 1970, et le voilà aujourd’hui intégré à la société anonyme EADS, qui procède, comme une banale multinationale, à un plan social géant. Comment expliquer un tel looping ?
A l’origine du GIE et de ses succès « technologiques, commerciaux et financiers », il y a, selon Thierry Gadault et Bruno Lancesseur, « deux entreprises publiques : Aerospatiale en France et MBB outre-Rhin (1) ». Les présidents-directeurs généraux envisagent d’ailleurs une fusion. Mais, au milieu des années 1980, le vent tourne : le chancelier Helmut Kohl privatise son fleuron aéronautique, le cède à Daimler, et « la vieille direction de MBB, elle qui a tant fait pour développer la coopération franco-allemande, laisse la place à une nouvelle génération de managers plus sensibles aux cours de la Bourse qu’à la doctrine de la construction européenne ».
Des actionnaires incompétents
Plus question de mariage, bien sûr. D’autant que, signe des temps, un autre partenaire, British Aerospace, est entré en Bourse. L’histoire s’est inversée ; désormais, c’est Aerospatiale qui est marginalisé : « Les Anglais et les Allemands ont réussi à imposer l’idée que seules l’indépendance de gestion et l’autonomie financière permettraient à Airbus de poursuivre sa course conquérante (2). » Une « idée » que la gauche libérale et la presse qui en est proche approuvent sans tarder : « Il s’agit de se débarrasser le plus vite possible de l’image d’entreprise étatique d’Aerospatiale, souvent utilisée par ses concurrents pour la dénigrer (3). » Tandis que M. Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances, salue la privatisation comme une « excellente nouvelle », Le Monde estime : « Le consortium européen, créé au début des années 1970 sous la tutelle bienveillante mais directive des Etats, va pouvoir se transformer en société privée, obéissant plus au marché qu’à la volonté politique (4). »
Il aura fallu vingt-cinq ans de tâtonnements, d’aides publiques, d’incertitudes technologiques, de traversée du désert parfois, d’alliances hétéroclites entre ingénieurs, politiques et commerciaux, entre Allemands, Britanniques et Français. Vingt-cinq ans sans compter la « préhistoire », l’échec financier du Concorde par exemple, le lancement du « paquebot des airs » – la Caravelle – dans l’après-guerre, de quoi assurer le « leadership de la France en matière aéronautique (5) ». Au bout de ces vingt-cinq ans d’investissement, la compagnie a « conquis 35 % des parts du marché mondial des avions de plus de cent places (6) » ; son carnet de commandes déborde : « Airbus est devenu une mine d’or (7). »
La moisson des bénéfices approche. C’est le moment que choisit M. Lionel Jospin, au printemps 1999, pour confier Aerospatiale au privé. Et il se tourne alors vers Matra, pourtant étranger à l’aviation civile. Europe 1, radio du groupe Lagardère exulte : « Le gouvernement est enfin en train de porter sur les fonts baptismaux un géant de l’aéronautique capable de jouer dans le ciel des grands. (...) L’équipe Jospin sort des entreprises du giron de l’Etat à un rythme deux fois supérieur à celui de la droite. Pour ce qui est d’Aerospatiale, il était temps. (...) Maintenant, le numéro deux européen, cinquième mondial, est ici, pas ailleurs (8). »
Pourquoi tant d’enthousiasme ? Parce que M. Jospin a accordé une ristourne à Jean-Luc Lagardère, évaluée à 4 milliards de francs (sur 13 milliards) (9) ? Ou pour cet autre cadeau : bien que Matra soit minoritaire dans Aerospatiale (33 %, contre 48 % pour l’Etat), bien que Lagardère ne possède que 6 % des titres de Matra (10) (soit 2 % de la nouvelle entité), c’est à lui que reviennent tous les leviers de direction. Rebelote l’année suivante : une nouvelle fusion intervient, Aerospatiale-Matra s’allie à DaimlerChrysler, donnant naissance à EADS. Europe 1 n’a rien perdu de son engouement : « Un seul groupe, un seul centre de décision, une offre globale : c’est la fameuse intégration que tout le monde attendait (11). »
« Un seul centre de décision », en effet : malgré ses 15 %, l’Etat français se retrouve à nouveau « interdit de gestion ». Ses intérêts sont représentés par Lagardère (0,9 % du capital), dont les lieutenants (MM. Philippe Camus, Noël Forgeard, Jean-Louis Gergorin, Philippe Delmas, Jean-Paul Gut) occupent les postes-clés : le privé détient les pleins pouvoirs. On va le voir à l’œuvre...
Airbus offre alors une image en trompe-l’œil : poursuivant sur sa lancée, l’avionneur européen rattrape Boeing, puis le dépasse légèrement ; les médias célèbrent le décollage de l’A380. C’est en cette période faste, pourtant, que le projet industriel est négligé. Au profit des profits, autrement dit de la logique financière. Mais la direction est également minée par une guerre des chefs, qui oppose non pas les Allemands aux Français, pas même les responsables issus du public à ceux du privé, mais les « Lagardère boys » entre eux. « Sous les flashes des photographes, raconte M. Gergorin, les nouveaux dirigeants d’EADS sont groupés autour d’une superbe maquette de l’avion géant. (...) Derrière les sourires de circonstance, une formidable lutte pour le pouvoir a commencé (12). »
Cette rivalité, ancienne, entre M. Camus et M. Forgeard notamment, le décès de Jean-Luc Lagardère, en mars 2003, l’exacerbe. Les deux hommes ne poursuivent plus qu’un but, devenir calife à la place du calife. Tandis que M. Forgeard délaisse Toulouse pour Paris, fait le siège des cabinets ministériels, les cadres choisissent leur clan : « C’est pendant ce premier semestre 2005 que se sont développés, dans une partie de la hiérarchie d’Airbus, un repli sur soi et une culture du non-dit (13). » On devine que, dévorés par de telles ambitions, fomentant des coups tordus, avec les tracasseries politico-judiciaires de Clearstream en prime, la supervision de l’A380 apparaît vite facultative, secondaire. A tel point que quand, en juin 2006, est révélé « un nouveau retard dû à une difficulté technique portant sur l’installation électrique de l’appareil », que plaidera la direction de l’entreprise ? Le « nous ne savions pas ». Des dizaines d’ingénieurs savaient, des centaines d’ouvriers savaient, la patronne du bistro de Blagnac savait, mais pour M. Gergorin et pour la direction générale d’EADS, cet accident technique majeur aurait constitué une surprise absolue...
Ainsi, c’est une heureuse coïncidence qui a permis à M. Forgeard, en mars 2006, trois mois avant cette « surprise totale », de faire jouer ses stock-options, et de s’en procurer d’autres, devant notaire, pour ses enfants. Un placement qu’il jugea « légitime à l’approche de la soixantaine ». Il empocha 2,5 millions d’euros pour lui, et 400 000 de plus pour chacun de ses fils. Prévoyance ou don de voyance ? Quelques semaines plus tard, le 14 juin 2006, le jour de l’« annonce », le titre perdait 26 % en une journée.
Cet arbre du scandale a caché la forêt des bonnes aubaines : en avril, Lagardère et DaimlerChrysler cèdent la moitié de leurs parts, et s’en tirent avec chacun 890 millions d’euros de plus-values. Cotée 32 euros – l’action atteignait alors son sommet –, elle plafonne désormais à 24 euros. Devant ces hasards du calendrier, on suppose que M. Arnaud Lagardère, instruit de ces difficultés, a préféré revendre avant la tornade boursière. Il s’en défend étrangement : « J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J’assume cette deuxième version (14). » Pour tempérer un tel aveu, ses amis, et il n’en manque pas, expliquent qu’« Arnaud veut recentrer ses activités sur le pôle médias ». Tel un enfant qui se serait mis au violoncelle et préférerait finalement le judo.
Voilà donc un fleuron aéronautique livré aux caprices d’un héritier qui se déclare lui-même « incompétent », une « incompétence » généreusement rémunérée, tandis que ses proches collaborateurs se déchirent pour accéder au trône, bourrant leur matelas de stock-options, tout ce petit monde ignorant « ce qui se passe dans [ses] usines ». Cette fois, la bonne gouvernance du privé est prouvée.
La privatisation d’Aerospatiale à peine entamée, quel défi lançait M. Camus, « futur directeur général » d’une société qui n’existait pas encore ? Celui de bâtir les avions de l’avenir, moins pollueurs ? Non, « de faire passer la marge d’exploitation de 4 % à 8 % en cinq ans ». A l’évidence, les changements de statut ont modifié les priorités.
L’homme tient ses promesses : le groupe connaît cinq années de dividendes. Le résultat d’exploitation double, comme le bénéfice par action. Le cours d’EADS grimpe de 70 % – une performance d’autant plus remarquable que les cours de la Bourse baissaient de 30 % dans la même période. Dernier indice, et non le moindre : depuis 2004, le groupe met en œuvre un programme de rachat d’actions, qui pourrait atteindre 7,8 milliards d’euros jusqu’en novembre 2007. Ce choix atteste la financiarisation d’EADS. Plutôt que d’investir son cash-flow dans des chaînes de production, ou dans la recherche et le développement, l’entreprise n’entreprend plus. Elle préfère procéder à une destruction de capital, afin d’« éviter l’effet dilutif (15) ».
Malgré cela, comment M. Gallois justifie-t-il la cession des sites de Méaulte, Filton (Royaume-Uni) et Nordenham (Allemagne) ? « Les investissements totaux nécessaires au passage aux matériaux composites représentent 500 à 600 millions d’euros. Nous ne pourrons pas les réaliser nous-mêmes (16). » Juste des centaines de millions ? Pour les actionnaires, on compte en milliards.
Ce « nous ne pourrons pas » ne résulte d’aucune difficulté soudaine, mais d’une orientation décidée en amont. Pour s’en convaincre, il suffit de plonger dans le « Rapport annuel 2005 » intitulé « Tracer l’avenir ». Tout va pour le mieux, alors : « La rentabilité d’EADS a atteint de nouveaux sommets (...). Pour une troisième année consécutive, une augmentation de dividendes est proposée (...) ; une année record en terme de livraisons, de commandes et de rentabilité. » Cela ne suffit pas. Afin de « dégager la meilleure rentabilité dans sa catégorie », de « faire progresser la performance opérationnelle d’EADS en termes de coûts », d’« optimiser la rentabilité de notre carnet de commandes », le groupe opte pour une « stratégie claire » : l’« internationalisation ».
Que cache ce riant vocable ? On le détaille plus loin : alors que « 95 % des salariés sont localisés en Europe », et « 75 % des sous-traitants », « EADS prévoit de devenir un solide acteur industriel dans certains pays-clés comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la Corée du Sud et l’Inde. (...) Le “procurement marketing and global resourcing” est d’autant plus important qu’EADS cible de nouveaux marchés d’approvisionnement afin d’alimenter sa stratégie industrielle mondiale.(...) Le réseau international d’achat s’articule autour de bureaux des achats par pays (CSO, country sources offices), dont les premiers ont été implantés en Chine, en Russie et en Inde ». S’étalant sur des pages entières, cette novlangue financière se traduit en français (très) courant par un verbe : « délocaliser ». La perspective est fixée, rappelons-le, lors d’une année au « résultat exceptionnel ».
Après Cap 2001 (lancé avec la privatisation, en 1999), après Route 06 (démarré en 2003), qui réduisaient déjà les coûts, les grandes lignes du plan Power 8 étaient tracées depuis longtemps. Manquait le prétexte. Les déboires, passagers, volontiers grossis, de l’A380 arrivent à point nommé : « Pour restaurer la compétitivité et compenser la dégradation financière de ces retards, allègue M. Gallois, Airbus lance le programme Power 8 destiné à générer des économies annuelles durables d’au moins 2 milliards d’euros à partir de 2010 (17). » Clé de ce « remède traditionnel » : « une réduction de 30 % des coûts de fonctionnement (...), une réorganisation des seize sites (...), quelque 10 000 postes en moins dont 4 300 en France, 3 200 en Allemagne, 1 500 au Royaume-Uni, 400 en Espagne ». Le ministre de l’économie, M. Breton, ami personnel de M. Arnaud Lagardère et familier des entretiens de complaisance sur Europe 1, a aussitôt salué tant de bon sens : « Louis Gallois a passé beaucoup de temps pour aller voir, discuter, rencontrer l’ensemble des parties prenantes de façon à construire un plan qui est équilibré et équitable (18). » Un plan qu’il juge « nécessaire pour que le groupe européen puisse résister à la baisse du dollar face à l’euro ». Outre que l’« équité » paraît consister à faire payer aux salariés les errances d’une direction vorace, la « nécessité » même est contestée. Doit-on ajuster les emplois plutôt que la monnaie : chaque fois que l’euro gagne 10 centimes contre le dollar, Airbus perdrait 1 milliard ? Doit-on, malgré des commandes pléthoriques, une trésorerie grosse de 4 milliards d’euros, un savoir-faire solide et un secteur en croissance, réagir comme si le constructeur se trouvait soudainement au bord du gouffre ?
Derrière bien des rideaux de fumée (le déficit subit, le câblage défaillant, la double gouvernance, etc.), on assiste en réalité à une délocalisation ordinaire, planifiée depuis belle lurette : « Dans l’A350, analyse l’économiste Elie Cohen, dont l’emploi n’est pas menacé, la part de valeur développée et fabriquée en Europe tombera aux environs de 50 %. Ce qui, par parenthèse, est le niveau du dreamliner de Boeing, qui n’est conçu, développé et fabriqué qu’à hauteur de 50 % aux Etats-Unis (19). » Et tout ça pour quoi ? Pour sauver l’entreprise ? Ou pour que « la rentabilité, selon les mots de M. Hans Peter Ring, directeur financier d’EADS, ne risque pas d’être en décalage sensible par rapport aux standards de l’industrie et aux attentes légitimes (20) » des actionnaires ?
L’emprise de cette logique financière sur EADS risque bien de se resserrer encore. A qui DaimlerChrysler a-t-il cédé ses 7,5 % ? A un « groupe de banques d’affaires ». Et Lagardère ? A Ixis Corporate and Investment Bank, lequel a revendu « la moitié des actions sous-jacentes à un groupe d’investisseurs institutionnels français (21) ». Comme si les industriels n’avaient servi, ici, que d’intermédiaires pour transformer un acteur public en tirelire des financiers. Enfin, qui va représenter l’Etat français au conseil d’EADS ? Un ex-ingénieur d’Aerospatiale ? Non, M. Michel Pébereau, banquier et ami du groupe Lagardère, auteur d’un rapport sur la dette publique de la France.
Airbus apparaît bien, alors, comme un « symbole de la construction européenne », comme son éclairant reflet : elle a basculé de la « coopération franco-allemande » des premiers temps, de la « tutelle bienveillante mais directive des Etats », jusqu’à une « obéissance au marché » qui prohibe l’« intervention publique » (22), les subventions, le protectionnisme, etc. Symbolique, toujours, de cette « corporate Europe » : EADS a implanté son siège à Amsterdam, pour échapper à la taxation sur les plus-values.
Comme un ultime pied de nez, enfin : le 8 mars 2007, alors que la Banque centrale européenne (BCE) avait déjà relevé ses taux d’intérêt six fois en 2006, alors que M. Gallois évaluait cet « impact négatif du change à environ 12 milliards d’euros », en pleines manifestations contre Power 8, donc, M. Jean-Claude Trichet et ses collègues de Francfort augmentaient à nouveau leurs taux directeurs ! Ainsi va une certaine Europe : les salariés protestent mollement, les financiers dirigent tranquillement, et la puissance publique s’est convertie à l’impuissance.
(1) Thierry Gadault et Bruno Lancesseur, Jean-Luc Lagardère, corsaire de la République, Le Cherche Midi Editeur, Paris, 2002. Idem pour la citation suivante, p. 15. (2) Le Monde, 20 février 1998. (3) Le Monde, 28 mai 1999. (4) Le Monde, 8 mai 1999. (5) Pierre Muller, Airbus, l’ambition européenne (étude réalisée pour le Commissariat général du Plan), L’Harmattan, Paris, 1989, p. 46. (6) Le Monde, 20 février 1998. (7) Thierry Gadault et Bruno Lancesseur, op. cit., p. 95. (8) Europe 1, 16 février 1999. (9) Thierry Gadault et Bruno Lancesseur, op. cit., p. 119. (10) Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, Rapacités, Fayard, Paris, 2007, p. 22. (11) Europe 1, 15 octobre 1999. (12) Jean-Louis Gergorin et Sophie Coignard, op. cit., p. 257. (14) Le Monde, 15 juin 2006. (16) Le Courrier picard, Amiens, 2 mars 2007. (17) Louis Gallois, « Lettre aux actionnaires », novembre 2006. (18) Europe 1, 28 février 2007. (19) Lemonde.fr, 7 mars 2007.