Les obscurs résistants de Vitrolles
Article paru dans l'édition du Monde du 06.03.01
En février 1997, le Front national gagnait la mairie de Vitrolles. Pour les syndicalistes, les travailleurs sociaux de la petite ville des Bouches-du-Rhône, les ennuis commençaient. Quatre d'entre eux témoignent de leur résistance au quotidien, modeste mais obstinée, pour sauver ce qui pouvait l'être du raz de marée de l'extrême droite
QUAND le Front national a conquis Vitrolles en février 1997, Bruno Bidet était permanent CFDT depuis deux mois : clairvoyants, ses amis l'avaient élu secrétaire syndical en décembre 1996 afin de le protéger, lui, sa section et le personnel, pour les temps douloureux qui s'annonçaient. Bruno Bidet est toujours là, voix mieux assurée mais visage plus marqué qu'il y a quatre ans. Il fait partie de ceux qui ont subi, mais aussi des rares qui, chaque jour, ont résisté à l'arrogance des arrivants, au dos tourné des faibles, à la solitude. Ce sentimental est un pudique, mais quand il lâche : « Il y a vraiment des jours où je me suis senti seul... (un silence). Mais seul de chez seul, tu sais ! », des larmes lui montent aux yeux. Il baisse la tête, se reprend et parle de l'attente de la réunion du mercredi. Elle le sortait de la solitude du petit bureau où il a passé, seul, des journées entières à préparer les trente numéros du journal syndical, sous une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui, épinglée au mur, n'est qu'un réconfort de papier.
D'autres que lui se sont battus à Vitrolles : les militants de Ras l'Front, les jeunes gens du café musique Le Sous-Marin, les associations qui ont organisé des pique-niques de 1er Mai, les partis qui se sont refait une santé. Mais ces batailles se jouaient souvent à distance, et la chronique en a rendu compte. Les syndicalistes de la mairie sont restés en première ligne chaque jour, dans un obscur combat avec - ou au nom des - huit cents employés communaux.
Cela a commencé brutalement, par le licenciement de trente et un contractuels, et l'annonce, suivie d'effet, que les contrats de quatre-vingts autres ne seraient pas renouvelés. En quelques semaines, la moitié des cadres sont remplacés, qu'ils soient volontairement partis ou mis au placard : « La matière grise remplacée par des fous furieux », résume Bruno Bidet. Déjà secoués, lui et ses amis reçoivent un coup de poignard dans le dos : la semaine suivant l'élection, une élue CFDT annonce qu'elle rejoint le cabinet du maire, lançant à ses anciens camarades qu'ils se trompent de combat. Elle est exclue, mais le traumatisme est profond : « D'entrée, se faire plumer un élément comme ça, tu t'affoles, tu te dis surtout : si il y en a un deuxième, vis-à-vis du personnel, on est mort », se souvient le secrétaire du syndicat, qui déteste ce moment de l'histoire.
Pris dans ce tourbillon, il lui arrive de devenir « à moitié parano » : « Je ne prenais plus ma moto parce qu'on m'avait frôlé une fois à un feu rouge. » Il faut cependant garder ses nerfs : « On avait décidé de ne jamais répondre, même quand on se faisait insulter dans les services », ou quand, en toute illégalité, un petit chef défend aux délégués l'accès à son service. Pour forcer l'interdit, les syndicalistes CFDT et CGT, qui ont scellé un solide pacte d'union, y reviennent à quatre, « toujours avec deux copines », parce qu'il est plus difficile de menacer des femmes. Bruno Bidet confesse : « Pendant six mois, je n'ai pas su ce que j'allais devenir. On avait en face de nous une affaire immense à gérer, au jour le jour, avec des gens à qui il était impossible de faire comprendre quoi que ce soit, avec qui il était impossible de transiger. » En juin 1998, la grève avec occupation contre le projet de privatisation de la propreté urbaine porte la tension à son maximum : les policiers municipaux investissent les locaux un dimanche. « Insultes, dérapages, c'était un combat de tranchées d'un autre monde, un combat de sourds » - et d'autant plus absurde que la délibération municipale est entachée d'illégalité.
Egrenant ses souvenirs, Bruno Bidet estime avoir un jour « pété un plomb ». Quand, aux élections au comité des œuvres sociales de mars 1999, sa section et lui dénoncent la manipulation de la section FO par le Front national : « Je n’aurais pas dû accuser quarante personnes d'être des fachos », regrette-t-il. A quelques semaines des municipales de 2001, cet obstiné ouvre le grand classeur où sont rangés les tracts, les journaux, les lettres au sous-préfet, les pièces des incessantes batailles juridiques, à peu près toutes gagnées, qui ont rythmé ces quatre ans de bagarre. Comme des preuves que, malgré les départs ( « On ne peut pas leur en vouloir » ) et l'atmosphère étouffante, ce travail de fourmi a protégé le personnel contre le pire, contre l'humiliation. Bruno Bidet est d'ailleurs assez fier d'annoncer que sa section a aujourd'hui soixante cotisants, contre trente-neuf en 1996. Mais il confie aussi que cette trop longue histoire a usé les nerfs de sa femme, caissière chez Carrefour. « Mon couple et ma famille ont failli y passer », avoue-t-il, avant de rendre hommage à sa compagne. Et puis, dans un sourire fatigué : « Pour un jardinier de formation, qui n'avait jamais été investi dans ce genre de bataille, j'ai beaucoup appris... »
A quelques centaines de mètres de là, Francine Muraille dirigeait la Régie du quartier des Pins, un ensemble de 7 000 habitants, dont le Front national avait fait l'emblème de ce qu'il détestait. L'organisme recevait le tiers de ses subventions de la mairie et employait dix-huit salariés de la cité à l'entretien des espaces communs.
Dès le mois de février 1997, sa mort est programmée. Lors d'une entrevue, le premier adjoint Hubert Fayard demande à la délégation qu'il reçoit dans son bureau : « Vous n'avez pas peur de laisser une femme dans ce quartier ? » : Francine Muraille encaisse, mais les délégués en tirent une conclusion immédiate : « On n'a rien à se dire. » Ils partent. Pour tenter de sauver ce qui peut l'être, le président de la Régie, Alain Castan, et elle se retournent alors vers l'OPAC (Office public d'aménagement et de construction) sous influence socialiste : ce sera leur plus grande déception de constater que leur combativité effraie de ce côté-là aussi. Le 31 janvier 1998, après des mois de palabres, de tiraillements et de vaines mobilisations, ils boivent l'apéritif de fermeture dans leur local : « C'était l'effondrement », se souvient Francine Muraille, qui y a gagné d'autres cheveux gris, « parce que non seulement on arrêtait cette aventure, on brisait ce lien social dans un quartier qui en avait tant besoin, mais cela signifiait aussi qu'on licenciait dix-huit habitants du quartier - et pour douze d'entre eux, c'était le seul salaire à la maison ». Alain Castan et elle, pourtant, décident de maintenir le café du lundi matin, ce lieu ouvert où chacun peut passer. « Parce que c'était pas possible de tout arrêter, comme ça. » Ils lancent alors l'association Les Pins service, espérant qu'on les aidera un peu. Il leur faudra occuper le local pour obtenir le droit de s'y maintenir.
Subventionnée par le FAS et le conseil général, l'association, la seule qui reste vivante sur les sept qui existaient dans le secteur à l'arrivée du FN, est toujours installée dans un petit appartement en rez-de-chaussée. Elle participe au soutien scolaire de trente-deux enfants, héberge la Courte Echelle, qui s'occupe de diffusion culturelle. Et le lundi matin, entre 8 h 30 et 10 h 30, on y boit encore le café : « On est souvent trois, mais on peut être plus de vingt les jours de colère », dit Francine Muraille. Car, ayant passé l'âge de la retraite, elle continue de venir chaque jour aux Pins, bénévolement, pour qu'une petite flamme continue de briller. En cinq ans, elle a pourtant été le témoin d'une longue défaite à laquelle elle ne peut pas tout à fait se résigner. Elle a d'abord vu la tension exploser : « A la moindre anicroche, les gens s'accusaient d'avoir voté Front national, tout le monde soupçonnait tout le monde. Et puis surtout le racisme s'exposait. » Petit à petit, « la non-parole entre les gens est devenue l'ordinaire ». D'ailleurs, Francine Muraille s'évertue à dire scrupuleusement bonjour à chaque personne qu'elle croise dans le quartier... Mais l'abandon a fait son oeuvre : les trois éducateurs de rue supprimés, l'entretien qui se fait moins, la réparation du petit matériel interrompue, « la dégradation va à une vitesse terrible ».
EN juillet 1997, la nouvelle mairie avait fermé la maison de quartier des Pins, prétextant des travaux, au moment exact où les enfants qui ne partent pas en vacances en ont besoin. Elle n'a jamais été rouverte : ses murs noircis par le feu, ses portes béantes, ses grilles pendantes sont, pour Francine Muraille, le symbole même du mépris dans lequel les habitants ont été tenus durant la mandature.
Dans ce quartier des Pins, vivait Marie-Rose, Soeur de l'Enfant-Jésus Nicolas-Barré. Elle était arrivée à Vitrolles en 1994, « pleine de projets et d'espoir ». Le début du travail auprès des enfants, vocation de sa congrégation, avait été difficile. Mais l'arrivée du Front national, c'était l'insupportable : « J'étais étranger et vous m'avez aidé, dit le Christ, comme l'Ancien Testament », explique Marie-Rose. Elle n'a pas hésité à s'engager : « Il m'est apparu impossible de ne pas être en même temps avec les plus démunis et du côté des militants. » Elle a vite été déçue par l'action des seconds, mais n'a rien lâché de son travail avec les enfants, soutien scolaire, catéchèse, le « Club » où viennent cinq petits gars. « Parce qu'ils s'embêtent, qu'il n'y a rien pour eux et que le dimanche, dès 9 heures du matin, ils sont dehors, à attendre. » « Pour ne pas se décourager, il faut accepter que tout ce qu'on fait est infiniment petit... », dit-elle de sa voix grave. Elle perpétue donc cette mission d'aider les démunis à prendre la parole. Qu'elle illustre ainsi : « Un matin de décembre 2000, les bulldozers sont venus détruire les logettes des poubelles. Sans un mot d'explication. Comme certains protestaient, on a daigné annoncer que, désormais, il faudrait mettre les poubelles ailleurs. » Voilà ce qu'elle appelle « l'expérience quotidienne d'être compté pour rien » - dont l'extrême droite n'a d'ailleurs pas l'exclusivité -, et qui lui fait penser qu'il serait « lâche de quitter, au moment où certains n'ont pas la chance de pouvoir choisir ». Mais elle ajoute : « Ce qui m'a le plus coûté, c'est de me dire en rencontrant les gens : «Peut-être qu'il a voté FN.» Car laisser monter le soupçon, c'est déjà laisser monter le découragement. » Quant à Titif, alias Abdellatif Sahli, il est toujours là, lui aussi. La parole qui, de temps en temps, bégaye, cet agent de prévention vit aux Pins et travaille à bord des Cars de l'Etang, qui sillonnent huit villes autour de Vitrolles.
Il faisait le même travail de prévention pour la ville sous la municipalité Anglade (PS) : « La campagne s'était faite sur notre dos : dans son programme, le Front avait dit qu'il nous virerait, nous et tous les éducateurs de rue. » Jusqu'au dernier jour, pourtant, Titif n'y a pas cru : la victoire de Catherine Mégret lui est littéralement tombée dessus. Dès le premier soir, tout vole en éclats : « Des jeunes qu'on n'avait jamais vus péter les plombs ont commencé à casser avec d'autres jeunes. Le premier soir de dimanche, puis le lundi, on était dégoûtés. » Car Titif dit toujours « nous » ou « on », et il parle ainsi des autres agents de prévention, tous virés eux aussi. « Faut dire qu'on avait de quoi : sur les cinq, il y avait trois noms arabes et deux antillais. » Après des semaines d'attente à remâcher l'amertume, les lettres de licenciement arrivent : « Ça a été une libération. On ne craignait qu'une chose : que Catherine Mégret aille dans les quartiers et nous demande de la protéger. On n'aurait pas pu ! »
Abdelatif et ses amis vont voir les syndicats, qu'ils ne connaissaient pas, et constituent l'association La Charrette avec les autres licenciés. Au terme de longues procédures qui apparaissent obscures à ces novices en droit, le tribunal administratif reconnaît, en février 1999, qu'ils ont été licenciés illégalement, et la cour administrative d'appel confirme le jugement en juin 2000. Cela soulage vraiment Titif : « On savait qu'on n'avait rien fait de mal. Nous, les agents de prévention, on ne faisait pas de politique, on garantissait la sécurité dans la ville, et on était virés pour des raisons politiques. » Empli d'amertume, il garde un secret espoir. Que tous les recours contentieux soient définitivement épuisés avant le départ de l'extrême droite, qu'il croit imminent : « L'argent qu'ils nous doivent pour les licenciements abusifs, on veut aller le chercher à la mairie, avec le papier à la main. Et leur dire : «Vous avez perdu, vous payez.» Pour les narguer, mais surtout pour qu'ils soient obligés de reconnaître qu'on avait raison. Ils ont fait trop de mal, ils ont assassiné la ville. »
MICHEL SAMSON