Mais où est passée l'extrême droite ?
Paru dans le Point du 17/03/2000
Le divorce entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret a démobilisé les sympathisants du Front national et du Mouvement national républicain. Une année de discorde a suffi pour dilapider un acquis de quinze ans. Mais c'est compter sans l'effet Haider, qui fait encore rêver Mégret et ses amis.
François Dufay avec Catherine Lagrange à Lyon et Pierre Giacometti
Cruelle fin de carrière que celle des vieux bateleurs ! A 71 ans, Jean-Marie Le Pen, déchu de ses mandats électifs pour des violences commises en 1997 à Mantes-la-Jolie, est en passe d'être poussé hors des deux estrades où il se produisait : le Parlement de Strasbourg et le conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur. Le président du Front national crie au scandale, tache d'ameuter les foules, annonce qu'il ne quittera ces assemblées que par la force des baïonnettes... de la Waffen-SS ! Seul un silence indifférent lui répond dans l'opinion. Alors, il tente un de ses fameux dérapages, accusant les juifs de « tyrannie », s'indignant de ce que la Shoah soit enfin enseignée dans les écoles. Flop complet : le public lui préfère désormais, dans le rôle du grand méchant loup, un jeune premier autrichien de 50 ans, au sourire carnassier et aux combinaisons de ski griffées de designers à la mode, Jörg Haider.
La roue tourne... Après quinze ans de résistible ascension, l'extrême droite française, à l'image de son chef historique, file un mauvais coton. L'année 1999, qui vit l'explosion du Front national, fut un « annus horribilis » (Le Pen dixit). L'année 2000 ne commence guère mieux, qui met Le Pen partiellement hors jeu et voit son rival Mégret obligé de réintégrer le giron de la fonction publique (voir encadré). Depuis un an, le Front national et son clone, le Mouvement national, rebaptisé « républicain », ne cessent de s'entre-déchirer. Leur message est devenu peu audible, de nouvelles formations leur tondent la laine sur le dos. Et la droite classique se frotte les mains à l'idée de voir disparaître ces gêneurs qui lui ont fait tant de mal, notamment lors de sanglantes triangulaires.
C'en est au point que certains se demandent si, la reprise économique aidant, une parenthèse de la vie politique française n'est pas en train de se refermer. L'heure de gloire du FN (1983-1998) aurait correspondu, en somme, à l'entrée de la France dans la mondialisation, le vote frontiste canalisant la protestation des victimes de cette crise d'adaptation. Gonflée par le cynisme de la gauche, la baudruche Front national n'aurait été, dans cette hypothèse, qu'une résurgence artificielle du vichysme, un simulacre pour société du spectacle en temps de crise. Fais-moi peur, Jean-Marie !... Aujourd'hui, seul Le Pen semble ne pas s'être aperçu du retournement de la conjoncture, qui continue d'annoncer l'apocalypse prochaine, sur fond de clignotants au vert, de frénésie de consommation et d'optimisme retrouvé.
Faut-il donc enterrer l'extrême droite ? « On ne supprime pas un courant fondé sur des choses aussi concrètes que l'immigration, l'insécurité et le chômage », tonne Le Pen. Et le vieux tribun de projeter aux journalistes un vidéo-clip assez pathétique prouvant à coups de cadrages serrés qu'on se bouscule toujours dans ses meetings... Pour une fois, les mégrétistes font chorus. Jean-Yves Le Gallou, numéro deux du Mouvement national républicain (MNR), promet des lendemains qui déchantent à ceux qui pronostiquent la disparition de l'extrême droite - métaphore alpestre à l'appui. « Quand on se promène dans une montagne calcaire, on croit que l'eau a disparu. Mais non : elle resurgit 500 mètres plus bas, en une gigantesque cascade ! C'est ce qui va se produire dès les prochaines municipales. »
« ni oeil de verre ni talonnettes »
De fait, il y aurait sans doute quelque imprudence à annoncer l'extinction du lepénisme, comme jadis un empereur des Français planifia celle du paupérisme. Un récent sondage BVA-Paris Match a encore crédité Le Pen de 12 % d'intentions de vote - le président du FN n'a pas manqué de s'en targuer. Dans des cantonales partielles, certains candidats MNR ont réussi à se maintenir au-dessus des 10 % : ainsi, Jean-Yves Le Gallou, avec 13,6 % des voix à Villeneuve-la-Garenne, et Serge Martinez, avec 11,9 % à Nîmes. Preuve qu'une fraction de l'électorat continue de voter les yeux fermés pour le candidat qu'il identifie toujours comme celui du FN, à condition qu'il soit bien implanté.
Mais les récentes législatives partielles ont délivré un cruel verdict : 5 % des voix en moyenne pour le candidat FN, 1 ou 2 % à peine pour celui du MNR. On ne voit pas, dans ces conditions, comment une extrême droite divisée et disqualifiée pourra sauver aux municipales les villes conquises en 1995. A commencer par le joyau de la couronne, Toulon, où Jean-Marie Le Chevallier boucle dans la douleur un mandat chaotique. « Aujourd'hui, le FN et le MNR ont tout au plus 6 ou 7 % incompressibles de l'électorat à se partager, analyse Lorrain de Saint-Affrique, ancien conseiller de Le Pen. La " magie " du Front tenait à son unité, à l'impression trompeuse qu'avec lui tout était clair et net. Les gens ont très mal vécu la rupture et le déballage qui s'est ensuivi. » Démotivés, les militants restent chez eux. Les meetings attirent surtout le troisième âge. Quant aux plus jeunes, ils s'égaillent dans la nature, retournant parfois à la violence groupusculaire, sous le slogan « Ni oeil de verre ni talonnettes ».
Mais la manifestation la plus spectaculaire de la démoralisation de l'extrême droite est la vague de défections qui a touché les élus frontistes ou mégrétistes. Des personnalités comme Yvan Blot, il est vrai habitué des volte-face, ou Stéphane Durbec, un fidèle de Le Pen lassé de jouer le Noir de service, ont récemment quitté le FN. « Qu'on ne compte pas sur moi pour participer au suicide du Temple solaire ! » a lancé Durbec, stigmatisant l'incapacité du Front à évoluer.
L'hémorragie frappe surtout le Mouvement national républicain de Mégret. Une quinzaine de conseillers régionaux (sur 135) ont déjà claqué la porte ou ont été exclus. Parmi eux, Jean-Christian Tarelli, premier adjoint à Marignane, ou Denis de Bouteiller, trésorier national du parti, qui siège désormais comme non-inscrit au conseil régional de Rhône-Alpes. L'air d'un notaire avec son noeud papillon, il raconte : « J'avais suivi Mégret pour participer au pouvoir, par des alliances avec la droite. On en avait assez de laisser un boulevard à la gauche, qui gouverne avec 40 %. Mais, après les européennes, l'opération s'est avérée mort-née. C'est pourquoi j'ai quitté le MN et suis entré en discussion avec la droite classique. La recomposition est plus facile à réaliser sur le plan local. » Son interlocuteur pour les municipales : le candidat UDF à Rillieux-la-Pape, une banlieue chaude de Lyon.
Cependant, si l'hémorragie est réelle, on reste encore loin de la débandade. La faute en incombe, peut-être, à... Charles Pasqua. Pour l'heure, son parti, le RPF, n'a joué que dans quelques cas ponctuels, en Provence et en Rhône-Alpes, le rôle de « sas de décontamination » qu'on lui prêtait. « Si Pasqua avait ouvert les portes, beaucoup seraient déjà partis, estime un dissident du MNR. Mais, au RPF, on leur propose juste de prendre la carte. Quel intérêt pour le secrétaire frontiste d'un gros département de se retrouver délégué cantonal ou douzième sur une liste municipale ? » De toute évidence, Pasqua veille à ne pas droitiser son parti ni à s'exposer aux accusations de « blanchiment de fachos ». De leur côté, les transfuges virtuels ne semblent guère confiants dans la capacité de flottaison du radeau RPF...
Sur ces entrefaites, un coup de théâtre est venu remonter le moral de ceux qui commençaient à flancher : l'entrée du FPÖ de Jörg Haider au gouvernement autrichien. On promettait à l'extrême droite une agonie crépusculaire, et voilà que pointe, sur les cimes alpines, une pseudo-aurore nietzschéenne. Divine surprise !
Aux yeux des mégrétistes, il n'en faut pas plus pour prouver la viabilité d'un postfascisme repeint aux couleurs de la modernité et acceptable pour la droite classique. « La ligne de Mégret est beaucoup plus proche de celle de Haider que de celle de Gianfranco Fini, précise Damien Bariller, directeur de la communication de la mairie de Vitrolles. Fini s'est dilué dans la droite, Haider noue des alliances sans renoncer à ses idées. C'est ce que nous voulons faire. » Refus de l'Europe de Bruxelles, xénophobie, dénonciation du fiscalisme : les programmes se ressemblent comme deux gouttes d'eau. L'idée marketing, surtout, est la même : il s'agit de remplacer l'extrême droite de papa par une droite dure, populiste et gestionnaire. Un sérieux bémol, toutefois : les scores de Haider, conjugués à ceux de Christoph Blocher, en Suisse, et d'Umberto Bossi en Italie, dessinent un « arc alpin » de régions nanties, refusant de payer pour les pauvres et de se diluer dans l'Europe, assez éloigné des préoccupations hexagonales. S'y ajoute, dans le cas de Haider, un germanisme style culottes de peau et aigle à deux têtes assez exotique pour les Français. Reste que l'entrée au gouvernement du FPÖ peut contribuer à dédiaboliser l'extrême droite en France - du moins, c'est ce qu'espèrent Le Pen et Mégret. Pis, si les verrous qui ont sauté en Autriche venaient à céder aussi en Allemagne, la France serait forcément déstabilisée et ne resterait pas à l'abri de la propagation des idées brunes.
Pour mener une stratégie à l'autrichienne, encore faudrait-il avoir le charisme du leader du FPÖ. Or Mégret a montré ses faiblesses en la matière. Au lieu de la terre promise du pouvoir, le froid polytechnicen de Vitrolles a conduit ses partisans dans un no man's land politique. Son incapacité à trancher entre les ultras et les modernes, sa volonté de normalisation, contradictoire avec sa surenchère en matière d'immigration, rendent sa stratégie peu lisible, hors la référence à Haider. Conseiller régional MNR, Eddy Marsan reste éberlué de sa récente entrevue avec Mégret, où celui-ci lui a signifié son exclusion pour « refus d'appliquer la ligne de rassemblement national et républicain » : « Dans une pareille situation, Le Pen m'aurait mis plus bas que terre, il aurait essayé de me laminer par sa tonitruance. Mégret, lui, regrettait, il ne comprenait pas... C'est lui qui m'excluait, et moi j'avais presque pitié de lui ! »
Faute d'avoir pu renverser Le Pen, Mégret attend désormais de recueillir l'héritage du vieux chef, qui, souligne élégamment Damien Bariller, « ne pourra pas renaître politiquement, pour de simples raisons biologiques. A l'avenir, il va même avoir de plus en plus de mal à garder le contrôle de ses troupes. Sans la pression quasi physique qu'il exerce, son groupe, en Paca, par exemple, va se disloquer ».
Le Paquebot, le siège du FN à Saint-Cloud, bruit des ambitions qu'on prête aux successeurs possibles. D'ores et déjà, Le Pen a dû lâcher du lest : le congrès du Front, qui se tiendra le mois prochain, se déroulera selon le principe démocratique « un homme, une voix ». On voit mal ses fidèles le priver d'un ultime baroud à la présidentielle de 2002... A condition que ce soit bien le dernier, et que la volonté du vieux chef d'emporter son parti dans la tombe ne soit pas trop manifeste.
S'ils se gardent bien de l'avouer, l'échéance de 2002 donne des sueurs froides à Le Pen comme à Mégret. L'un et l'autre risquent en effet d'avoir le plus grand mal à rassembler les 500 signatures d'élus nécessaires pour concourir. Chacun a chargé un homme de confiance - respectivement Samuel Maréchal, gendre de Le Pen, et Damien Bariller, ex-directeur de cabinet de Mégret - de cette tâche délicate. Il faudra séduire les maires ruraux, susceptibles d'accorder les précieux paraphes. « Même quand ça marchait très fort, Le Pen n'est jamais monté au-delà de 620-630 signatures », rappelle Lorrain de Saint-Affrique. En cas de besoin, la gauche donnerait peut-être un discret coup de pouce... C'est du moins ce qu'affirment les mauvaises langues. Mais ce qui était hier inconcevable devient envisageable : et si, en 2002, face à Chirac et à Jospin, il n'y avait pas de candidat d'extrême droite ?
Le pantouflage de Mégret :
Chaque début de semaine, il multiplie les réunions politiques à Paris ou en province. Le jeudi ou le vendredi, il mène sa « pré-campagne municipale » à Marseille. Qui se douterait, à voir l'emploi du temps chargé de Bruno Mégret, qu'il est actuellement haut fonctionnaire ? Ayant perdu son siège de député européen, le président du Mouvement national républicain (MNR), grand pourfendeur des sureffectifs de la fonction publique, a fait jouer son droit à regagner son corps d'origine, les Ponts et Chaussées, d'où il était détaché.
Le ministre des Transports, le communiste Jean-Claude Gayssot, a casé cet encombrant revenant au conseil général des Ponts, sorte de conseil des anciens de ce corps. Où on s'est empressé de confier à ce « très bon ingénieur » (dixit le vice-président du conseil) une mission qui traînait dans les placards depuis des lustres, loin, très loin du terrain. Bruno Mégret est aujourd'hui chargé de faire « la synthèse de divers travaux en vue d'établir une méthode de comparaison de divers projets d'infrastructures en milieu urbain par une analyse multicritères ». En clair, un rapport à partir de rapports. Le président du MNR (qui ne fait que de rares apparitions à son bureau, situé dans l'Arche de la Défense) devra pondre un rapport d'étape d'ici au mois d'avril. Sa rémunération, pour ce travail qui lui laisse une confortable latitude pour diriger son parti : 22 000 francs net, en réalité un peu plus de 30 000 francs, si l'on prend en compte les indemnités. Indemnités de quoi, au fait ?
F. D.