Mégret: A nous deux, Le Pen!
source : Le Nouvel Observateur le 03/09/1998 auteur : Carole Barjon
Il l'avait juré. Jamais, il ne ferait la bêtise de se dresser contre Jean-Marie Le Pen. Jamais il ne se laisserait aller, lui, Bruno Mégret, à de tels errements. Ces enfantillages étaient bons pour les autres, ceux de la bande des quatre. Il y a quelques années, il le répétait même à qui voulait l'entendre: «J'ai toujours dit que je ne serai pas le Rocard de Le Pen».
Pourtant, il s'est lancé. En revendiquant en tant que «second» par presse interposée la semaine dernière, le droit de conduire la liste européenne si l'inéligibilité de Jean-Marie Le Pen était confirmée, Bruno Mégret s'est attaqué au pouvoir réservé: celui des nominations. En remettant en cause le souhait émis par Le Pende présenter le cas échéant sa femme Jany, le délégué général du Front national, a choisi de défier publiquement le chef suprême,président et fondateur du parti. Faute politique?
Sans doute si l'on se fonde seulement sur la vigueur des réactions qui se sont exprimées à l'université d'été de Toulon toute la semaine dernière. Après avoir eu droit aux menaces du leader charismatique - «Il fait ses confidences plutôt à la presse qu'au président, il devrait pourtant avoir de bonnes raisons de se méfier» - Mégret a du encaisser un à un les assauts des lieutenants de Le Pen, de Bernard Antony faisant acclamer Jany Le Pen à la tribune à Jean-Claude Martinez s'étonnant qu'un Mégret puisse refuser l'application de la jurisprudence Vitrolles. Allusion au fait que Mégret n'avait pas hésité, lui, à présenter sa femme à sa place. Mégret ou l'arroseur arrosé. Le Pen enfin a rappelé quelques vérités. Il est le seul habilité à constituer la liste, comme il l'a toujours fait par le passé. Il n'a nul besoin de consulter les instances dirigeantes. Du reste, «il n'y a qu'un seul numéro au FN, c'est le numéro un». Un coup de griffe qui se voulait un coup de grâce.
Difficile d'imaginer que Mégret n'avait pas mesuré la puissance de l'orage qu'il allait déclencher. Mieux que quiconque, il sait que Le Pen ne lâchera jamais les rênes, que le leader du FN veut «mourir en scène» comme le confie un de ses proches (1). Que si Le Pen est lucide quant à la faiblesse de ses chances d'accéder au pouvoir, il entend bien profiter jusqu'au bout des avantages que lui confère sa situation de président de parti. «Jouisseur plus que conquérant», avait un jour dit de lui Charles Pasqua. Il a la haute main sur le système de financement du FN et ne laissera personne d'autre que lui gérer cette manne-là. Il continuera jusqu'à l'élection présidentielle de 2002. Au moins.
Mégret sait tout cela depuis longtemps. Il a admis qu'il devrait prendre son mal en patience, que sa montée en puissance serait longue et semée d'embûches. Il y est prêt. Car, il compte bien un jour toucher l'intégralité de sa mise. S'il s'est donné tant de mal pour organiser ce parti, c'est bien pour en hériter dans sa totalité. Et non pour fomenter une scission hasardeuse. N'en déplaise à tous ceux qui, à droite, spéculent sur cette hypothèse et rêvent d'une alliance avec un homme jugé - hâtivement - plus fréquentable que Le Pen. «En politique, toute prise de décision doit être justifiée par une double légitimité: celle de l'homme et celle du moment», dit-il. Le grand moment, il le sait, n'est pas encore venu.
En revanche, Mégret connaît aussi ses classiques: en politique, on se pose quand on s'oppose. Et, de ce point de vue, l'heure lui a semblé propice pour pointer du doigt ce qu'il juge comme une faute de Le Pen. En proposant que sa femme tire la liste européenne s'il était empêché, Le Pen continue de donner dans le folklore et alimente les critiques sur la dérive monégasque du Front national. Il a pris le risque de désorienter des militants qui commençaient à prendre goût au sérieux et à l'organisation institués par Mégret. Mégret a osé défier Le Pen parce qu'il sait que les militants ont déjà maintes fois plébiscité son efficacité. Il veut appuyer où ça fait mal, souligner l'incongruité de la farce imaginée par le leader du FN, et mettre en évidence la faiblesse d'un Le Pen de plus en plus réduit à des artifices pour continuer de régner. Mégret distille le poison et escompte qu'il diffusera lentement.
Mais, ce faisant, il a aussi injecté les germes de la division. Pour la première fois de son histoire, le Front national est en proie à une guerre des chefs devenue publique. Innovation intéressante pour un parti qui vantait jusque-là son unité et sa cohérence comparées aux autres partis condamnés, eux, aux querelles éternelles. Et qui prouve que même l'absence de démocratie et le culte du chef ne préservent pas de ces mortelles contingences. C'est peut-être la seule bonne nouvelle pour une droite républicaine dont la rentrée politique s'avère plus sinistre encore que la précédente
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CAROLE BARJON
(1) « L'Après-Le Pen », de Michaël Darmon et Romain Rosso.