Vitrolles et les hommes en noir
source : Le Nouvel Observateur le 02/10/1997 auteur : Isabelle Monnin
Tout est calme, banal. Qu'attendait-on en franchissant la pancarte? Que tout soit estampillé, différent, identifiable? Non, Vitrolles est restée Vitrolles.
On imaginait que la ville, physiquement, afficherait la couleur. Et puis rien. Où sont les 9169 personnes qui ont glissé, le 9 février dernier, un bulletin Front national dans l'urne ?
Pas sur le marché, où la tente «Vitrolles en Provence, nous écoutons vos doléances» reste vide. Pas dans les cafés, où l'on ne parle pas de ces choses-là.
Voilà le mystère: plus de la moitié des électeurs ont donné leur ville au Front, mais on n'en rencontre aucun, ou si peu... La «vitrine» du Front est une ville comme les autres, le silence en plus. Pour ne pas avouer qu'il a voté Mégret, pour ne pas entendre que tel copain ou voisin a choisi le Front national, le Vitrollais préfère se taire.
Sous le soleil de Vitrolles, la faconde méditerranéenne a déserté. Vite monter dans sa voiture et fermer la porte. Hausser les épaules, pour décourager la discussion. Ne rien dire. La ville s'étend sur des kilomètres au bord d'une quatre-voies. C'est une ville nouvelle sans repère ni centre évidents. Un amalgame monotone de parkings, de culs-de-sac, de centres commerciaux et de zones piétonnes où l'on ne fait que passer. Bientôt, la place Nelson-Mandela sera rebaptisée place de Provence. C'est là que se trouve, massive et beige, la mairie: deux drapeaux français qui encadrent une bannière bleue avec une fleur de lis or au milieu, l'emblème de la Provence. Sur les portes d'entrée, un appel à signer une «Pétition contre le laxisme du commissariat de police nationale». A l'intérieur, une urne en Plexiglas couverte du sourire de Catherine Mégret en quadrichromie accueille les pétitions.
Bienvenue à Vitrolles-sur-FN...Quand Josiane est arrivée ici, il y a plus de vingt ans, la vie était belle et douce. Il y avait du travail. On construisait, on équipait. Et puis le laboratoire où elle était assistante de direction a déménagé. Josiane est restée. De CES en CES, elle a tenu trois ans sur le fil. Dégringoler en essayant de ne pas tomber tout à fait. Aujourd'hui, elle vient juste de trouver une place de vendeuse. Elle sourit, mais ses mots murmurent que «ce n'est plus pareil». Que la peur surtout a gagné du terrain. L'été, quand la fraîcheur attend la nuit pour se pointer, elle ne sort plus. Des histoires d'agression gratuite, elle en connaît des tonnes. Un de ses voisins s'est fait débarquer trois fois de sa voiture alors qu'il était arrêté à un feu rouge. «Depuis, il est traumatisé, il ne parle plus.» Josiane a dit à sa fille de 20 ans de boucler ses portières quand elle est en voiture. Josiane habite la résidence de la Corniche, côté «village», le coin chic de la ville. De petits immeubles de quelques étages perdus dans une mousse de verdure. Pour qui a-t-elle voté? La question ne se pose pas, la réponse se laisse deviner. «On se sent plus en sécurité depuis que Mme Mégret est à la mairie, dit-elle. A part ça, c'est comme avant. C'est un parti comme les autres, vous savez.»
Alain Castan connaît bien la ville. Aujourd'hui président de la Coordination des Associations vitrollaises, il a été élu municipal jusqu'en 1992. Il habite aux Plantiers et n'a jamais eu peur de sortir le soir. Sauf une fois: quand certains de ses voisins se sont mis en tête, après l'élection, d'organiser une milice qui veillerait toute la nuit. «Ils ont tenu une semaine», dit-il en souriant. Le prof, infatigable militant des droits de l'homme, analyse avec lucidité le calme apparent de la cité: Pour les gens peu politisés, l'arrivée du FN n'a rien changé. Personne ne manifeste ouvertement de sympathie pour le Front, certains de ses électeurs sont même peut-être déçus, mais ne le disent pas. Le FN s'est développé sur une profonde désagrégation sociale. Des liens distendus. Des gens qui se sont sentis progressivement isolés, abandonnés.»
Abandonnés comme cette petite femme, habitante des Pins, qui fonce sur «monsieur Castan» pour lui raconter son dégoût, tous ses malheurs. Elle a frappé à toutes les portes, en vain. Pas de travail. «Il y a des jours, j'ai envie d'ouvrir le gaz, de foutre le feu, et hop! ça sera fini.» Elle a des larmes de colère au coin des yeux. Derrière elle, deux grands enfants attendent sagement. «Je ne peux pas les envoyer au lycée, crie leur mère. Je n'ai pas assez pour leur payer le bus et la nourriture.» Elle a essayé de trouver des aides. On lui a répondu d'attendre que ses enfants aient 25 ans: «Ils pourront alors toucher le RMI, voilà ce qu'on m'a dit.» 22% des habitants de Vitrolles sont au chômage; les moins de 25ans constituent près de 35% de la population.
Les Pins: c'est ici que les télévisions viennent filmer quand elles veulent suggérer l'insécurité et la dégradation. Les Maghrébins y sont nombreux, fraîchement rejoints par des «gitans», qui seraient désormais les seuls à accepter de s'installer ici. Sur les colonnes en béton du quartier, on ne voit pas les affiches de Bruno Mégret qui commencent à refleurir ailleurs, promesses d'une nouvelle campagne électorale, la cinquième en deux ans. Quelques antennes paraboliques sont accrochées aux façades. Les arbres semblent sortir du béton. On a oublié de replanter de l'herbe et les «espaces verts» sont plutôt gris. Pour se rendre à pied au centre urbain, les habitants des Pins doivent franchir un petit tunnel. Symbolique frontière entre eux et les autres, certains le surnomment en souriant «le mur de Berlin».Quand Patrice est arrivé là, il y a dix-sept ans, il y a retrouvé un peu de la chaleur ouvrière des corons du Nord où il a grandi. Lui l'ancien militant communiste, le sempiternel responsable syndical aimait l'ambiance «ouvrière». Il rêvait encore du grand soir. C'était avant de voir sa cité devenir ghetto, s'enfoncer, pour s'offrir finalement au Front national. Il dit aujourd'hui que la politique a gâché sa vie: «J'aimerais mieux être un abruti qui ne comprend rien à ce qui se passe et qui vit sa petite vie peinard.» Comme Virgile, l'iguane qui cherche le soleil sur le tapis. Dans son petit salon, entre une grande télévision en location et un mur entier de cassettes vidéo, Patrice ressasse ses désillusions. «Il est beau, mon bilan personnel: au chômage après trente ans de boulot et coincé dans une ville FN. On est des otages, tous autant qu'on est. Qu'est-ce que cela veut dire d'avoir le droit de vote quand on n'a pas de vrai choix démocratique? Je crois que le RMI et le FN ont rempli la même fonction: sans eux, les petits se révolteraient.»
Patrice dit que les gens d'ici se retranchent derrière leurs cloisons, mais qu'ils ont besoin de parler, «pour évacuer».Dans le petit appartement ont défilé des journalistes du monde entier. Car Patrice, «le bolchevique», comme l'appelaient ses parents quand il avait à peine 12 ans, a été tenté un instant par le démon nationaliste. Il a failli basculer. Il a manifesté avec Le Pen à Carpentras avant de se ressaisir: «Je ne pouvais pas me trahir à ce point.» Reste qu'il comprend ceux qui, à bout, ont voté FN. «Les gens ne se parlent plus, il n'y a que de l'indifférence, de la haine et du désespoir. On est livré à nous-mêmes.» Patrice s'énerve quand son fils, aussi blond aux yeux bleus que lui, est traité de fasciste par ses camarades de classe après que la maîtresse eut évoqué la race aryenne dans un cours sur l'Allemagne nazie. Il s'emporte quand Tina, sa jolie femme, d'origine portugaise, clame que «les bougnoules» elle peut pas «les saquer»: «T'es à bout, Tina, mais pas raciste. C'est pas vrai.» Il raconte surtout l'atmosphère invivable du quartier depuis l'élection:
«Les Arabes soupçonnent tous les Français d'avoir voté FN. Tout le monde est replié sur soi-même.» Au pied de l'immeuble où vivent Patrice et sa famille, la petite place n'est pourtant pas sinistre avec ses deux terrasses de café. Stéphane, né à Vitrolles d'un père tunisien et d'une mère française, y boit un verre avec ses copains: «Depuis que le FN est passé, la méfiance est encore plus grande entre les gens, tout le monde soupçonne tout le monde.»
Plus que le Front national, c'est la peur qui a gagné à Vitrolles. Insécurité économique, insécurité tout court. La peur s'est installée petit à petit jusqu'à occuper tout l'espace. Les histoires d'agressions, fantasmées ou pas, se sont racontées jusqu'à devenir paroles d'évangile. Les chiffres officiels disent que la délinquance est en baisse continue depuis quatre ans, mais la peur reste.
Le Front national l'a compris, qui laboure ce sillon sans relâche. Le sentiment d'insécurité des Vitrollais est devenu son précieux fonds de commerce. Le jeu est subtil: attiser l'angoisse tout en affirmant lutter contre. Promettre une police municipale pléthorique et insinuer que le danger est partout, que les «voyous», comme dit Hubert Fayard, le premier adjoint, guettent à chaque coin de rue.
Cet été, un habitant de la Frescoule, au sud de la ville, décharge son fusil sur un groupe de jeunes, en blesse un. Hubert Fayard s'est empressé d'apporter son soutien... au tireur. «C'est une victime de l'insécurité», dit-il encore aujourd'hui.
Si Mme Mégret quitte rarement Saint-Cloud pour Vitrolles, sa police municipale est omniprésente. Son QG se trouve au milieu d'un parking, à l'entrée du «centre urbain». Impossible de rater les cinquante et un agents. Ils ont été «relookés» au début de l'été: rangers, treillis, tee-shirt, casquette, tout est noir. Armés de matraques et de revolvers, l'essentiel de leur travail est de se montrer, «pour rassurer la population». Leurs rondes ont été doublées. Le quadrillage est total, du vieux Vitrolles, souvenir d'une bourgade provençale, aux quartiers sud, tellement lointains qu'ils semblent constituer une autre ville. Ils tournent, ou plutôt ils traversent. Des kilomètres de béton rose, beige ou marron, défilent sous leur regard bienveillant. Cet été, ils ont même assuré la surveillance de plus de trois cents de ces maisons acquises quand Vitrolles était encore un rêve de promotion sociale.
Rien de bien inquiétant en apparence. Ces bons Samaritains aident les vieilles dames à traverser et répondent toujours présent quand on les appelle. Aidés par le système de surveillance vidéo installé par la municipalité précédente, ils interviennent à la moindre occasion et opèrent, dès qu'ils le peuvent, des arrestations en flagrant délit. «Tout citoyen a le droit d'interpeller un délinquant, explique Hubert Fayard. Quand les municipaux surprennent des voyous, ils les arrêtent et les conduisent à la Police nationale. C'est tout simple.» Pas de quoi en faire une histoire en somme.Cet été, un habitant de la Frescoule, au sud de la ville, décharge son fusil sur un groupe de jeunes, en blesse un. s'est empressé d'apporter son soutien... au tireur. dit-il encore aujourd'hui., sa est omniprésente. Son QG se trouve au milieu d'un parking, à l'entrée du Impossible de rater les cinquante et un agents. Ils ont été «relookés» au début de l'été: rangers, treillis, tee-shirt, casquette, tout est noir. Armés de matraques et de revolvers, l'essentiel de leur travail est de se montrer, . Leurs rondes ont été doublées. Le quadrillage est total, du vieux Vitrolles, souvenir d'une bourgade provençale, aux quartiers sud, tellement lointains qu'ils semblent constituer une autre ville. Ils tournent, ou plutôt ils traversent. Des kilomètres de béton rose, beige ou marron, défilent sous leur regard bienveillant. Cet été, ils ont même assuré la surveillance de plus de trois cents de ces maisons acquises quand Vitrolles était encore un rêve de promotion sociale.Rien de bien inquiétant en apparence. Ces bons Samaritains aident les vieilles dames à traverser et répondent toujours présent quand on les appelle. Aidés par le système de surveillance vidéo installé par la municipalité précédente, ils interviennent à la moindre occasion et opèrent, dès qu'ils le peuvent, des arrestations en flagrant délit. explique Hubert Fayard. Pas de quoi en faire une histoire en somme.
Officiellement, la chasse aux «voyous» se fait dans les règles de l'art. Pourtant, Vitrolles bruit déjà de récits de dérapages. Les contrôles d'identité, interdits par la loi aux policiers municipaux, seraient fréquents.
Marie a 17ans. Elle parle de «couvre-feu». Elle vit au Liourat, un des quartiers sensibles de la ville. Ses copains sont arabes ou noirs. Au pied des immeubles, ils rêvent de rap et élèvent des pitbulls en attendant un travail qui ne vient pas. Un nom à consonance étrangère et une adresse suffisent à décourager bien des employeurs. Et à se faire contrôler plus souvent qu'à leur tour par ceux que l'on appelle ici les «Ninjas» ou les «World Apart». Ils sont une dizaine devant le foyer des jeunes. Ont-ils voté Ils rigolent, se chambrent un peu jusqu'à ce que Bernard, le Franco-Camerounais, explique qu'il a entendu, «chez Dechavanne», qu'en fait «tous les partis se sont entendus pour que le FN existe; ça les arrange». Eux n'imaginent pas pouvoir inverser le rapport de force politique. Ils subissent, sans oublier de jouer les caïds, ceux qu'il ne faut pas trop chercher, «sinon ça pétera».
«Les gens des zones pavillonnaires sont satisfaits de cette présence policière, admet Simone Bessade, présidente du Mouvement démocratique vitrollais. Jusqu'au jour où leurs enfants se feront contrôler un peu brusquement par des agents qui n'en ont pas le droit.» Face aux «voyous» qui hantent les rues de Vitrolles, Hubert Fayard dit vouloir des «gros bébés, pas des gringalets». Des montagnes de muscles qui ne rassurent pas tout le monde: «On conseille à nos jeunes de refuser de donner leur identité, sauf s'ils sont seuls, poursuit Simone Bessade. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas faire les malins. On ne sait pas ce qui peut arriver. Mais on n'est pas à l'abri d'une bavure.», présidente du Mouvement démocratique vitrollais. Face aux qui hantent les rues de Vitrolles, dit vouloir des . Des montagnes de muscles qui ne rassurent pas tout le monde: poursuit Simone Bessade.
Car les bons Samaritains jouent parfois les cow-boys et outrepassent leurs droits. Et les «voyous» qu'ils traquent ne sont pas toujours des délinquants. Trois plaintes sont déjà déposées sur le bureau du procureur de la République. Les militants antifascistes de Vitrolles se méfient depuis longtemps de ce corps armé et aux ordres de la mairie.
Mais Jean-Pierre, lui, n'est pas militant. Il ne comprend toujours pas ce qui lui est arrivé il y a quelques semaines. Depuis plus de vingt ans, il est employé au service des sports de la mairie. Le 5 septembre dernier, il va travailler, malgré un méchant abcès dentaire: ce soir-là, un tournoi de sixte en nocturne est organisé au stade du Griffon. Jean-Pierre doit ouvrir le stade, s'occuper des éclairages et des vestiaires. Sous antibiotique, il est «un peu dans le coaltar». Deux policiers municipaux, «un genre skinhead en noir et un autre en tenue bleue», s'approchent de lui. Pour eux, Jean-Pierre est en état d'ivresse. «Ils m'ont attrapé à deux par le bras, en me faisant mal. Ils m'ont passé les menottes et m'ont jeté dans leur voiture comme un sac de patates. Le skinhead a pris ma main comme s'il voulait la broyer, ses yeux étaient méchants.» La voiture de la municipale le conduit au commissariat national, où il restera trois heures avant de pouvoir repartir vers son stade.
Qui sont les hommes en noir ? Simples fonctionnaires ou sympathisants actifs du FN ? Les dernières recrues étaient des volontaires: ils avaient souhaité rejoindre les troupes municipales de Mme Mégret. Des fonctionnaires de la mairie affirment avoir trouvé des cartes de membres du FN dans les lettres de motivation des postulants. Un sous-brigadier de la Police nationale de Marseille a été suspendu pour avoir exercé «des activités privées au sein de la police municipale de Vitrolles». «Le FN a une vision policière de la société, assure Bruno Bidet, responsable de la CFDT locale. La police municipale n'est que la partie visible de l'iceberg. Mais le flicage est à tous les niveaux:des chargés de mission ont été mis en place dans les services municipaux clés pour surveiller les fonctionnaires. Les militants reçoivent des lettres et des coups de téléphone anonymes. On n'est qu'au tout début de la frontisation de la ville.», responsable de la
La ville devrait bientôt être rebaptisée. Ce sera Vitrolles-en-Provence. Beaucoup de rues aussi vont changer de nom. Une petite provocation pour faire parler de Vitrolles dans le reste de la France. Dans la ville, 40000 personnes se regardent en chiens de faïence et des hommes en noir patrouillent.
Isabelle Monnin