Ce qui se passe en ce moment en Allemagne n'est pas complètement exotique pour nous autres Français. Nous retrouvons des similitudes avec notre propre trajectoire. Bien sûr, il n'y a pas chez nous de « Grande Coalition » et le Parti socialiste est dans l'opposition quand le SPD gouverne avec la droite. Cela change tout. Mais le gouvernement français compte aussi son lot de ministres titulaires jusque récemment d'une carte du PS, qui ne manquent d'ailleurs pas de rappeler qu'ils appliquent en France une politique identique à celle que mettent en œuvre leurs homologues allemands... Ici en Allemagne, la presse elle-même souligne ces jours ci la parenté entre la réforme de l'assurance chômage préparée par Nicolas Sarkozy avec les lois Hartz de Schröder, qui provoquèrent le départ de Lafontaine et la naissance du Linkspartei. Les politiques qui sont appliquées par les gouvernements européens se ressemblent souvent comme deux gouttes d'eau. Voici le point de départ commun à tous nos pays. Ses conséquences sont implacables. Partout ces orientations font entrer la société en crise, et cette crise de la société s'exprime aussi dans une crise de la gauche. Une crise qui est donc mondiale et européenne. J'ai déjà signalé que c'est justement ainsi que Lafontaine a débuté hier son intervention. Je voudrais citer intégralement ce passage de son discours car je le trouve très révélateur de la manière dont il aborde l'avenir de la gauche. « Pendant que nous progressons ici en Allemagne, en Italie, Rifondazione Communista n'est plus représentée au Parlement depuis la dernière élection et le parti de Veltroni a été clairement battu par Berlusconi. En Espagne, Izquierda Unida [parti de gauche radicale comprenant les communistes espagnols] a été marginalisé pendant que le PSOE [Parti des socialistes espagnols] n'a encore rassemblé qu'une majorité relative. En France, le PCF a subi lors des élections présidentielles et législatives des défaites dévastatrices et le Parti socialiste se trouve dans un processus de clarification dont l'issue est ouverte. (...) Beaucoup d'hommes politiques de la gauche européenne regardent vers l'Allemagne avec beaucoup d'espoir et se demandent pour quelle raison ce phénomène est venu de chez nous. Ils espèrent que la Linke en Allemagne deviendra une force durable dont jaillira une impulsion pour l'ensemble de la gauche européenne. Cela montre, chers amis, que notre responsabilité est de taille. Pour tout dire : nombreux sont ceux qui en Europe ont les yeux tournés vers nous et le cœur qui partage nos espoirs et nos craintes. » En quoi cet extrait m'apparaît-il révélateur ? D'abord, parce qu'il est hélas devenu très inhabituel de voir un dirigeant de la gauche européenne inscrire ainsi son action dans un cadre international. Parce qu'ils ont restreint leur horizon à la gestion, locale ou gouvernementale, les partis socialistes et sociaux-démocrates d'Europe ont renoncé pour l'essentiel à porter une alternative globale au système mondialisé. Ils se flattent de penser « modeste » et « pragmatique », mais dès lors ils pensent souvent « petit » et finalement assez « conservateur » faute de remettre en cause le cadre borné des règles du jeu qui fondent la mondialisation libérale. Ensuite, on voit ici comment Lafontaine, lorsqu'il se penche sur le sort de la gauche, s'intéresse à toutes ses composantes. Le double échec des formations de la gauche dite radicale et des partis sociaux-démocrates en Europe est traité comme un enjeu global. Lafontaine ne se contente pas de constater la déroute de la social-démocratie européenne, il pointe aussi celle de l'autre gauche. Dès lors, il ouvre un débat sur les responsabilités de la gauche qui ne se réduit pas à la lamentation rituelle sur la « trahison des socialistes » qui semble constituer le seul facteur historique pertinent pour certains responsables de la gauche radicale, comme la providence divine expliquerait à elle seule les événements historiques chez les fondamentalistes religieux... Enfin, je note bien sûr la manière singulière dont il considère le Parti socialiste français. Il estime à la fois que le Congrès socialiste ouvre un moment de clarification et que celle-ci est encore « ouverte » puisque le PS français n'a pas encore définitivement choisi d'aller dans la même voie démocrate que ses homologues européens. J'aimerais retrouver cet optimisme chez tous mes amis et camarades de la gauche du PS ! Mais Lafontaine a-t-il raison d'inscrire dans un même paysage l'ensemble de nos pays ? Cette question est décisive. Car elle éclaire bien sûr la portée européenne de la fondation du nouveau parti allemand et de ses premiers succès. Dans la crise européenne et mondiale de la gauche, on constate des convergences évidentes. Quand on examine les alternatives qui se bâtissent ici ou là, de nouvelles similitudes apparaissent au regard. Il est par exemple frappant de voir que lors de son Congrès, dans le pays le plus riche d'Europe, Die Linke a donné une importance centrale à la question de la pauvreté... qui est justement le point de départ de presque tous les programmes de la nouvelle gauche latino américaine. Mais en même temps la crise de la gauche prend une forme très différente dans chaque pays. Car la mise en œuvre des mêmes politiques libérales ébranle chaque nation de manière singulière: En France c'est l'identité républicaine du pays qui se trouve percutée. En Allemagne, la question de l'Etat social occupe une place centrale. En Italie, c'est l'unité géographique du pays et le fonctionnement des institutions politiques qui sont mis en cause. En raison des différences dans les constructions nationales, une même crise « globale » prend à chaque fois un cours « local » très différent. Pour expliquer ces divergences (ce qui permettrait de répondre à la question d'Oskar « pour quelle raison ce phénomène est venu de chez nous »), il y a une autre hypothèse. Le décalage ne serait pas dans l'espace mais dans le temps. C'est ce que me suggère une camarade italienne présente dans les invités internationaux à Cottbus. Graziella Mascia est une dirigeante éminente de Rifondazione Communista. C'est une amie de Fausto Bertinotti. Elle était la vice-présidente du groupe de Rifondazione au Parlement italien avant les élections. Depuis, comme tous les autres, elle a perdu son mandat. Entre autres facteurs que je ne peux développer ici (car elle jette un regard critique très lucide sur les erreurs de la coalition de la gauche « arc-en-ciel » dans son pays), Graziella explique ainsi les différences entre la réussite de Die Linke et le désastre italien : l'Allemagne ne serait pas en avance sur l'Italie mais en retard. Il faut bien comprendre ici qu'il ne s'agit pas pour elle de hiérarchiser les deux pays. Ce qu'elle veut dire, c'est que le processus de crise est plus avancé en Italie qu'il ne l'est encore en Allemagne. Ce qu'elle soumet à la réflexion, c'est que la crise n'est pas au même point dans tous les pays. Ce type de situation historique est après tout très classique. Des évolutions internationales identiques peuvent produire des effets décalés dans le temps d'un pays à l'autre. Vu avec l'illusion d'immédiateté construit par l'actualité, c'est-à-dire en oubliant que le temps est une propriété de l'espace social, qui n'est donc pas identique d'un lieu à un autre, on peut croire à tort à l'existence de trajectoires fondamentalement divergentes. Par exemple, l'ensemble des pays développés a connu des mobilisations sociales, culturelles et politiques assez similaires en 1968. Mais en raison de structures spécifiques, ces mouvements ont entraînés des victoires électorales plus ou moins rapides de la gauche. Le travailliste Wilson est élu en 1974, Jimmy Carter est élu en 1977. Mais en France, il a fallu attendre treize années, de mai 1968 à mai 1981 pour qu'émerge une nouvelle majorité politique. Au même moment, la gauche aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne était déjà submergée par ce que l'on a appelé la « contre-révolution libérale ». Mitterrand devenait président presque en même temps que Thatcher et Reagan. La France nationalisait toutes les banques du pays au moment où l'Etat américain et britannique engageaient la libéralisation des marchés financiers. Tout est donc une question de perspective. Pour un militant de gauche, mieux valait en 1981 être en « retard » sous Mitterrand qu'en « avance » sous Reagan... Surtout que l'on ne sait qu'après coup dans quel sens allait la dynamique globale. Il est facile de dire aujourd'hui que la France était « en retard » sur la vague conservatrice, on pouvait à l'époque la penser très en avance sur le vieux monde... Ce qui est important aussi est que la différence qui porte sur les rythmes au départ peut produire ensuite une modification des processus eux-mêmes. Ainsi le contexte international du néo-libéralisme triomphant a contribué à modifier le cours de l'expérience de la gauche au pouvoir en France. La situation mondiale a poussé les socialistes français à ouvrir la fameuse « parenthèse » et à espérer dans la construction européenne un cadre qui rompe leur isolement. Les différents « temps » nationaux sont relativement autonomes, mais ils ne se déroulent pas pour autant indépendamment les uns des autres. Une fois ceci bien précisé, l'hypothèse du « retard allemand » mérite d'être posée. Bien sûr la société allemande est déjà heurtée de plein fouet par la mise en œuvre du nouveau modèle libéral. La fin du compromis historique entre le patronat industriel et les ouvriers percute l'identité du pays lui-même. Le ralliement de la social-démocratie au paradigme néolibéral a fait éclater le paysage traditionnel de la gauche. L'existence de Die Linke en témoigne. Mais en même temps la crise n'a pas atteint le paroxysme italien. Elle n'a pas entraîné par exemple une remise en cause de l'unification du pays, un creusement de la distance -non encore résorbée- entre l'Est et l'Ouest du pays. D'ailleurs, la fondation de Die Linke a semblé parachever d'une certaine façon la réunification allemande, 17 années plus tard. De même, la droite allemande, CSU bavaroise mise à part, n'est pas encore touchée par la radicalisation à droite qui caractérise la « droite décomplexée » de Sarkozy et que l'on observe sous une forme exacerbée en Italie. Et si la crise continue son chemin sous le fouet de la poursuite des politiques néolibérales que mène en ce moment la Grande Coalition ? Comment la situation pourrait-elle évoluer en Allemagne ? Je pense que la réponse à cette question dépendra en grande partie de l'attitude des classes dites moyennes (c'est-à-dire de ceux qui croient être membres de cette catégorie fabriquée de toutes pièces par l'idéologie dominante). Ici plus encore qu'ailleurs, la classe moyenne est le pivot du régime. Car l'Allemagne est riche. Son niveau d'inégalité sociale est faible comparé à celui des principales nations développées. La classe ouvrière y est traditionnellement bien intégrée. L'Allemagne doit à ce poids de la « classe moyenne » sa tradition de modération et de stabilité politiques. Elle lui doit aussi les embardées les plus violentes de son histoire, au premier rang desquelles le nazisme. Si l'hypothèse de ma camarade italienne est juste, et si la crise de la société va continuer son chemin en Allemagne, s'attaquant notamment aux cadres après avoir paupérisé les chômeurs, le basculement des classes dites moyennes prendrait sans doute des formes radicales. Dans ce contexte, l'existence d'un parti comme Die Linke est décisive. N'oublions pas que les années d'ascension au pouvoir d'Hitler ont aussi été celles d'un essor remarquable de la gauche, notamment de sa branche la plus radicale, le Parti communiste allemand. Hitler est nommé chancelier après les élections de 1933. La gauche a pourtant obtenu la majorité dans les urnes. Mais ses divisions violentes et la ligne sectaire du Parti communiste allemand rendent l'unité impossible. C'est pourquoi il est vital pour l'Europe entière que l'Allemagne dispose d'un parti de gauche remettant en cause les politiques néo-libérales, défendant l'Etat social, et que celui-ci soit aussi un parti d'unité de la gauche sans exclusives. Je ne sais pas si l'hypothèse du « retard allemand » répond en partie à la question de Lafontaine. Mais elle conforte son affirmation : toute l'Europe devrait avoir les yeux tournés vers l'Allemagne et vers Die Linke afin de partager leurs espoirs comme leurs craintes. |