Comment Mégret a fait exploser le FN
source : Le Nouvel Observateur le 17/06/1999 auteur : PAR PASCAL PERRINEAU*
Front national : 5,7%, Mouvement national : 3,3%. Le verdict des européennes est dur pour une extrême-droite qui nous avait habitués depuis quelques années à caracoler vers les 15-16%. La modestie des résultats semble doucement ramener l'extrême-droite vers l'âge groupusculaire. Et pourtant souvenons-nous. L'émergence puis la confirmation d'un puissant courant électoral d'extrême-droite ont constitué le principal changement que la scène électorale française ait connu au cours des deux dernières décennies.
Longtemps relayée au rang de phénomène marginal ou de brusque poussée de fièvre vite éteinte, l'extrême-droite s'était habituée, depuis sa percée aux élections européennes de 1984, à être un acteur de poids de la vie politique et, son renforcement aidant dans les années 90, à perturber de plus en plus le jeu politique national et local.
Son maintien au second tour des législatives de 1997 avait fortement contribué à la défaite de la droite, sa « main tendue » à des notables de droite accrochés à leur pouvoir régional avait pu faire croire aux régionales de 1998 que l'extrême-droite était en train de réussir une OPA sur une droite déboussolée. Face à une droite en pleine explosion et crise d'identité, le Front national pouvait donner l'impression de camper aux portes du pouvoir. Aussi, est-ce avec ravissement qu'une droite impuissante à réduire cette aile extrême vit le FN s'engager en décembre 1998 dans la voie d'un suicide politique.
La violence de l'affrontement interne entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret fit voler l'appareil en éclats. Dans la rupture partisane, le second emporta avec lui 59% des secrétaires départementaux et 51% des conseillers régionaux. Chacun à la tête de leur petite principauté défaite, les deux leaders semblaient régner sur des champs de ruines et des micro-appareils renouant avec la marginalité des chapelles obscures de l'extrême-droite des années 60 et 70.
Mais l'affrontement n'avait jusqu'alors eu lieu que dans le tout petit monde des appareils. Il restait à l'électorat à dire son mot. Première leçon du suffrage universel : si l'électorat d'extrême-droite est toujours là, il est, pour la première fois depuis quinze ans, sensiblement à la baisse. Les deux listes du FN et du Mouvement national rassemblent à elles deux 9% des voix, soit le plus mauvais niveau atteint par cette famille politique dans des élections européennes (10,9% en 1984, 11,8% en 1989 et 10,5% en 1994).
Depuis 1994, l'extrême-droite perd dans tous les départements (sauf 7 départements où elle maintient tout juste son influence, et ce recul, par rapport à des élections européennes de 1994 pourtant déjà médiocres pour elle, est particulièrement sensible dans certains de ses bastions méditerranéens : 4,9 dans le Var ; 4,1 dans les Alpes-Maritimes.
Par rapport à la dynamique de hausse que connaissait le FN dans toutes les élections de la deuxième moitié de la décennie 90 il y a même un fort mouvement d'érosion : aux dernières élections régionales de mars 1998, où il avait rassemblé 15%, le FN dépassait 20% dans 13 départements, aujourd'hui les deux frères ennemis ne franchissent plus ce seuil dans aucun département. Enfin, leur capital électoral de 9% de voix a son impact fortement affaibli du fait de la division : 6% + 3% pèse politiquement beaucoup moins lourd que 9%. Deuxième leçon : l'éclatement partisan a amené un éclatement électoral qui n'obéit pas aux mêmes logiques que le premier. Lors de la rupture du FN une analyse, parfois un peu hâtive, a donné l'avantage à Bruno Mégret. En effet la dissidence mégrétiste a largement contribué à décapiter l'appareil, même si une majorité de la base des adhérents semble être restée fidèle à Le Pen. Décapiter l'appareil est une chose, convaincre l'électorat en est une autre : telle est la dure leçon de ces élections pour Bruno Mégret qui n'est parvenu à capter qu'un quart de l'électorat frontiste. La majorité est restée fidèle au vieux leader, et seul un département français (les Bouches-du-Rhône, où les mégrétistes contrôlent les deux mairies de Marignane et Vitrolles) a donné un faible avantage à Bruno Mégret.
La victoire de Le Pen est importante pour celui-ci car son challenger, privé de représentation au Parlement de Strasbourg et confronté à de vraies difficultés pour assurer les lendemains matériels et politiques de son petit mouvement, est renvoyé dans la marginalité électorale. Mais cette victoire est une victoire à la Pyrrhus : la scission a suffisamment enlevé de chair électorale à Jean-Marie Le Pen pour que son parti, qui jusqu'alors semblait avoir l'avenir électoral pour lui, découvre les rudes voies du déclin. Pour la première fois en quinze ans le FN se retrouve dans une position marginale : 5,7%, derrière même le groupe de pression des Chasseurs (6,7%). Jean-Marie Le Pen n'a su garder qu'environ la moitié de l'électorat traditionnel du Front, 25% rejoignant le Mouvement national et le reste connaissant l'attraction du nationalisme de Charles Pasqua (les très bons résultats de ce dernier dans les Alpes-Maritimes et dans le Var en témoignent : 20,4% et 19,2%) et du poujadisme de la liste des Chasseurs (dans l'Eure-et-Loir, l'Hérault ou la Somme, leur dynamique électorale entraîne une érosion sensible de l'extrême-droite). La période de l'épanouissement électoral de l'extrême-droite semble se clore : la querelle de chiffonniers de l'hiver dernier a laissé des traces et a fait perdre au FN son potentiel de « parti pas comme les autres », la stratégie mégrétiste de rapprochement avec les droites et d'inoculation d'une thématique d'extrême-droite à celles-ci a échoué car le noyau dur de l'électorat du FN, électorat de la protestation populaire, ne s'est pas retrouvé dans le style national-technocratique de Bruno Mégret.
En outre, l'avenir national-populiste que cherchait à incarner Jean-Marie Le Pen n'en est plus un car il a toutes les allures d'un passé qui ne fait plus illusion.