Le grand soir du petit Le Pen
source : Le Nouvel Observateur le 21/01/1999 auteur : AGATHE LOGEART
Le chauffeur baisse la vitre. Venue de la nuit noire, une main tend un objet. Une voix dit : « Attention, elle est dégoupillée. » Blotti au fond de la voiture, Bruno Mégret glousse : « C'est peut-être une bombe de mousse à raser ! » Il est de bien bonne humeur, ce soir. Presque enfantin, avec ces fossettes qui apparaissent quand il croit faire une blague. Oh, ce n'est pas que ce déplacement soit particulièrement excitant : Bruno Mégret, venu soutenir la liste FN-tendance « puputschiste » à l'élection municipale partielle de La Grande-Motte, sait bien que le candidat n'est pas fameux, et ne se fait pas d'illusions sur son score.
Dans la vie politique, il a toujours détesté « les campagnes, les meetings, les discours, la convivialité ». Et si serrer des mains sur un marché « ne l'embête plus », c'est bien récent... Partager un dîner avec des militants, comme il vient de le faire dans un restaurant désert où on lui conseille de ne pas tourner le dos aux vitres « pour des raisons de sécurité », l'assomme, et il ne fait même pas semblant de le cacher. Alors lui, qui pour rien au monde ne sauterait un repas, se ressert abondamment de « catigot », une espèce d'aïoli de poisson dégoulinant de crème fraîche : il sait bien que personne ne reprochera au garçon si bien élevé qu'il est de ne pas parler la bouche pleine. Non, son plaisir est ailleurs. Dans la déférence soudaine des militants qui l'escortent ? Voire... C'est surtout l'arithmétique locale qui le réjouit : sur les sept listes de droite (pas une de gauche) qui s'affrontent pour emporter cette ville-fantôme de béton brut, le FN-« canal historique » n'a « pas même réussi » à monter une liste. « Et ça, c'est bien un signe, non ? » Douce revanche d'être enfin seul à occuper l'espace, après tant d'années de rances humiliations...
Succéder à Le Pen : il en a, depuis longtemps, l'ambition. Depuis quand ? Avec une coquetterie toute féminine, il bat des cils, qu'il a longs et noirs, et esquive. La chose se ferait-elle en douceur, ou brutalement ? C'était, en vérité, la seule inconnue. « De mon côté, n'y a pas de haine, affirme-t-il. Jean-Marie Le Pen pense que le FN, c'est lui. C'est tout.
Il n'a pas supporté la victoire de Vitrolles, mon succès au congrès de Strasbourg, pas plus que l'intérêt croissant que je suscite dans les médias. » C'est donc Le Pen qui a porté les premiers coups : en annonçant la candidature de sa femme Jany comme tête de liste aux européennes s'il avait été privé pour deux ans de ses droits civiques, il a franchi la ligne jaune.
Bruno Mégret n'a fait qu'agir en état de légitime défense : ce ne serait pas plus compliqué que ça. « A Jean-Marie Le Pen, qui a su rendre possible ce qui était nécessaire » : elle se lit drôlement, aujourd'hui, la dédicace choisie par Bruno Mégret, en exergue de « la Flamme... », le livre qu'il publia en 1990 (1) pour justifier son ralliement au Front national et exposer son programme !
Comme il est loin ce jour de novembre 1985 où le jeune Mégret, polytechnicien, diplômé de Berkeley, formé au Club de l'Horloge, en rupture de RPR et fondateur des Comités d'Action républicains, « sentit naître en lui ce quelque chose d'indéfinissable qu'on appelle la confiance » au cours de sa première rencontre avec le président du FN... La confiance ? Parlons-en ! « Diviser pour mieux régner » : très vite Bruno Mégret comprend que c'est la technique du chef.
Stirbois, avant de mourir, le savait bien. Gollnisch en a fait l'expérience. Mégret n'a pas été en reste. Humilier aussi : « Il est grand, non, pour un pygmée ? », se plaisait à susurrer Le Pen du haut de son mètre 84, à portée d'oreille de Mégret (1 mètre 58). « Le titounet », « le fafounet », comme il arrivait qu'on le surnomme affectueusement, faisait mine de ne pas entendre. Alors Le Pen en rajoutait.
Mégret a une passion pour Napoléon ? « Bruno oublie que sous Napoléon il y avait toujours un cheval ! », s'esclaffe le président. A Saint-Cloud, Mégret prend son tour comme tout le monde, dans la salle d'attente, « son petit cartable sur les genoux, comme s'il était chez le dentiste », se souvient Lorrain de Saint-Affrique, l'ancien conseiller en communication de Jean-Marie Le Pen, exclu en 1994 sur ordre de Mégret pour avoir osé dire (2) que celui-ci « protégeait des néonazis et des admirateurs de l'Allemagne hitlérienne au sein du FN ». « Et les trois filles Le Pen le toisaient, ajoute Lorrain de Saint-Affrique, en disant : "Oh, comme il est petit !" Il y avait de quoi craquer dix mille fois. Mais il a tenu. » Et il a fait de gros efforts : non content d'adresser un mailing à tous les secrétaires départementaux du FN pour les convier à son mariage, en 1992, il a aussi invité le chef et sa femme : la Rolls caramel de Mme Le Pen garée ostensiblement au bas des marches avait-elle d'autre fonction que d'en jeter plein la vue à ces manants qui louaient un château pour leurs noces ? Bruno Mégret a même prié Jean-Marie Le Pen d'être le parrain de son premier enfant, Audouin. « C'était un effort raté pour créer entre nous une complicité qui manquait », explique aujourd'hui le papa. Pour la deuxième, Bertille, il reviendra à ses vrais amis, en choisissant un vieux compagnon du Club de l'Horloge, Jean-Claude Bardet, un ancien du Grece, pour qui l'immigration massive représente « un génocide ». Les tentatives de rapprochement n'ont pas fait taire les rumeurs : « On disait que j'étais homosexuel, franc-maçon, sous-marin du RPR. » On ? « Ragots classiques dans les milieux d'extrême-droite », commente l'intéressé, qui n'a guère de doute sur leur origine, et sait à merveille de quoi il parle.
Sourd, aveugle, il travaille, lui. Tente de contenir « le folklore » nazillon qui plombe l'image du FN. Structure le parti, l'organise, lui fabrique un programme, forme des cadres. Le Pen lui chipote les postes auxquels il veut nommer ses amis, les moyens financiers qu'il ne lui concède qu'au compte-gouttes, le poussant « involontairement » à organiser des réseaux parallèles bien commodes aujourd'hui.
Mégret vouvoie Le Pen, qui le tutoie : « Sauf quand il est en colère », ce qui n'est pas rare. Jamais il ne le remercie. « D'homme à homme, il ne m'a jamais agressé non plus » : ce qui fait un équilibre. Mégret n'est pas dupe, mais il encaisse : n'ont-ils pas, au-delà de leurs différences, de leurs divergences, le même but : arriver au pouvoir ? Eh bien non ! Bruno Mégret affirme en avoir peu à peu été convaincu.
Premier indice : l'élection législative de Gardanne en 1993, où Le Pen, en exigeant le maintien au second tour de Damien Bariller, le bras droit de Mégret, favorise l'élection de Bernard Tapie. Mesure de rétorsion : la droite républicaine fait battre Mégret à Marignane.
En 1995, quand le FN emporte quatre villes aux élections municipales, Le Pen fait la fine bouche. A l'approche de chaque élection, il se débrouille pour tricoter une petite phrase innommable qui fait fuir les plus bégueules. Bref, comme Mégret l'a dit à Michel Field dimanche dernier sur TF1 : Jean-Marie Le Pen s'est mis à tout faire pour empêcher le FN de « sortir de son ghetto de 15% ». Et il a transformé « les boulevards en impasses ». Ce qui n'est pas du tout du goût de Mégret. Le pouvoir, il l'aime, lui. Il le veut, le désire d'une passion amoureuse, obsessionnelle, depuis qu'il a... 10 ans, et joue avec ses trois soeurs à être « chef de gouvernement ». « Je ne suis pas pressé », dit-il, avec l'air du chat qui attend patiemment devant le trou que la souris finisse par sortir. 53 ans en 2002, ça vous a quand même plus belle allure que les 74 ans de Le Pen à la même date, non ? « Le Pen a pété les plombs » : Mégret laisse à ses proches la basse besogne de le répéter à qui veut l'entendre, de brocarder « la dérive monégasque » de la PME familiale des Le Pen, père, femme et filles...
De sa voix douce, il se contente de murmurer : « Je ne toucherai pas au socle du Front national. Jusqu'en 1995, ça va. Après, on effacera la dernière période de l'histoire officielle. » Plus que quelques jours avant le congrès de Marignane, où il va se faire enfin introniser président bis du FN. L'opération qui donnera du travail aux tribunaux est risquée. Peut-il perdre, tout perdre ? Il fait mine de ne pas même y songer : « Perdre, ce serait ne pas atteindre 5% aux européennes. Ou être abandonné par les gens. » Proprement impensable. Ce qui l'attend l'amuse. Cela ressemble à ces superproductions de cinéma que dans ses rêves les plus fous il rêverait de diriger : « Comme Spielberg, ou le Besson du "Cinquième Elément"... » Son père, Jacques, conseiller d'Etat, giscardien, qui mourut à son poste de directeur de l'Administration pénitentiaire, n'aurait peut-être pas apprécié : « Il n'aurait pas été choqué par mes idées. Mais il aurait pensé que ce n'était pas convenable. Et que je prenais trop de risques. » Lui, tout bien réfléchi, se dit que s'il n'avait pas fait ce coup de force, eh bien, il se serait « embêté ».
(1) « La Flamme, les voies de la renaissance », Robert Laffont (1990).