Dominique Méda est une vraie intellectuelle qui se penche depuis des années sur le travail.
A l’heure du « travailler plus pour gagner plus » elle revient sur les 35 heures. A titre personnel, je suis toujours interloqué au sujet des 35 heures entre le discours officiel qu’il « faut » tenir dans les entreprises vis-à-vis des chefs et des collègues au sujet des 35 heures, et la réalité de ce que pensent réellement les salariés dans leur for intérieur… Si on eut admettre que certains placent le travail au centre de leur vie, la grande majorité a d’autres pôles d’intérêt et c’est heureux !
A l’heure de la recherche de rentabilité comme seul intérêt et objectif de toute entreprise, la remarque de Dominique Méda détonne un peu : «Nous ne ferons pas une Europe puissante avec des salariés mal formés, mal payés et terrorisés». C’est tellement évident que c’est très souvent oublié dans les entreprises…
A méditer…
DH
NB : N'ésitez pas à vous abonner à MEDIAPART...
Dominique Méda : «Nous ne ferons pas une Europe puissante avec des salariés mal formés, mal payés et terrorisés».
Par Antoine Perraud
Mediapart.fr
Dominique Méda, bête à concours (École normale supérieure, agrégation de philosophie, ENA...) qui parvient dans la minute à nous le faire oublier, bataille en marge (dans des laboratoires de recherches excentrés) sur l'essentiel (faut-il perdre sa vie à la gagner?). Elle est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont celui qui la fit découvrir en 1995 : Le Travail. Une valeur en voie de disparition (Ed. Aubier [Alto], rééd. Flammarion, Champs, 1998). On lui doit également le Que sais-je? sur Le Travail et elle a publié en 2008 Au-delà du PIB. Pour une nouvelle mesure de la richesse (Ed. Champs-Actuel).
S'étant beaucoup exprimée dans la presse et dans les colloques au moment des lois Aubry sur la réduction du temps de travail, Dominique Méda est parfois perçue comme la madone de la RTT. Il était donc tentant d'interroger cette chercheuse conjuguant l'expertise et le débat civique sur des pistes et des espoirs (in)validés par la crise, sept ans bientôt après l'échec électoral de Lionel Jospin, qui devait sonner en France le glas des 35 heures...
Votre vision du «temps libéré du travail» n’a plus le vent en poupe comme il y a dix ans…
Certes ! Même si je n’ai jamais mis les mains dans la mécanique des 35 heures, on m’a longtemps prise pour leur inspiratrice. Je terminais mon livre sur le travail par un appel à réduire la place qu’il occupait dans notre vie. Je pensais qu’il nous fallait à la fois organiser l’accès de chacun, hommes et femmes, à l’emploi et l’accès de tous à des activités essentielles au bien-être : les activités politiques, qui permettent la détermination des conditions de vie communes, et les activités dites de «care» : de soins aux proches, notamment aux jeunes enfants. Travailler tous et travailler mieux, telle était ma position.
Circonscrire la place du travail, c’est aussi une façon de limiter l’emprise de la production et de la consommation dans nos vies individuelles et dans notre vie sociale: c’est reconnaître que le travail est une activité essentielle, à la fois comme possible expression de soi et comme lien social, mais que la vie en société ne peut pas se résumer à produire. Les sociétés ne vivent pas que d’échange de biens et services mais aussi de parole, et de soins, d’activités qui ne consistent pas nécessairement à mettre la nature en coupe, à transformer, à mettre sous la forme d’un prêt à consommer pour l’autre.
Plus que jamais, il me semble que nous devons organiser de la place pour ces autres activités essentielles à la reproduction de la société (et en cela je suis en plein accord avec Habermas qui attire notre attention sur les risques d’une dépolitisation de la société et du caractère automatique de son pilotage par de pures considérations économiques). Nous devons nous intéresser davantage à la qualité de l’emploi qu’à la quantité des heures de travail prestées (c’est ce qu’indiquent les théories actuelles du capitalisme cognitif) et prendre en considération les coûts de notre mode de croissance.
Prônez-vous la décroissance ?
Non. Mais nous devons à la fois changer les instruments avec lesquels nous mesurons la croissance, changer notre conception du progrès et nous doter de nouveaux outils pour piloter notre développement. C’est un anachronisme de rester les yeux rivés sur le PIB alors que nous savons que cet indicateur ne prend en compte ni des temps essentiels pour la société (il compte pour zéro les temps du care, du bénévolat, des tâches domestiques, des activités politiques, du loisir), ni la mauvaise répartition des revenus issus de la participation à la production, ni les dégâts que nous infligeons au capital naturel. Nous continuons à vivre les yeux rivés sur le PIB, nous continuons à exhiber ce seul indicateur dans les comparaisons internationales alors que nous devrions suivre les évolutions d’un agrégat beaucoup plus large.
La mise en place des 35 heures ne s’est pas appuyée sur ce type de réflexion, s’en tenant à des considérations «économicistes» (créer du travail). Il est vrai que mon essai de 1995, titré Le Travail, une valeur en voie de disparition, s’est télescopé avec celui de Jeremy Rifkin, La Fin du travail (La Découverte, 1996), à un moment où la France venait de connaître un chômage record. Ce choc n’aidait pas à tout repenser. Les Français montraient toute l’importance qu’ils accordaient au travail et je proposais d’en limiter la place ! Tous les conservatismes se sont alors rués pour jouer sur les incompréhensions ou les amertumes et enlever tout crédit à la gauche par rapport à ce qu’une reconquête idéologique de droite a baptisé «la valeur travail»…
Il importe en définitive de savoir si notre société (et quand je parle de société je parle d’une communauté dans un territoire donné, dont les membres ont consenti à vivre ensemble) est capable de s’inscrire dans la durée, de continuer à se développer, d’éviter de disparaître, engloutie par une pollution majeure, une guerre civile ou un conflit extérieur. D'où l'attention à porter aux facteurs susceptibles de dégrader la cohésion de notre société (de trop grandes inégalités) ou d’abîmer notre patrimoine naturel. Nous devons donc changer d’instruments de mesure et de guidage et développer de nouvelles politiques plus attentives à ces dimensions; mettre en œuvre un nouveau modèle de développement.
Il nous faut aussi profondément repenser aux interventions de notre État, envisager un nouvel État social, plus attentif à prévenir la formation des inégalités, plus capable aussi de susciter ce dont nous avons sans doute le plus besoin dans la compétition mondiale : de la qualité, de la qualification, de l’intelligence, de la matière grise, de l’innovation. Vous le voyez, cela n’a que peu de choses à voir avec le nombre d’heures de travail.
Je rappelle d’ailleurs que, du point de vue de la durée hebdomadaire du travail, la France n’est en aucune manière la lanterne rouge que l’on dit puisque si l’on prend en considération le temps partiel – ce que l’on oublie toujours de faire comme par hasard – le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, l’Allemagne, les Etats-Unis travaillent moins que nous ! Alors cessons de nous faire peur ! Notre véritable problème, c’est le taux d’emploi des seniors et aussi le taux d’emploi des femmes. On connaît la solution: améliorer les conditions de travail, développer ce que l’on appelle le « travail soutenable », faire en sorte que les femmes ne soient pas entravées dans leur accès à l’emploi par la prise en charge des tâches familiales et que les seniors n’arrivent pas hors de force à cinquante ans.
Souvenez-vous, après la mise en œuvre des trente-cinq heures, ce qui a commencé à se mettre en place, notamment au niveau européen, c’est l’idée de qualité de l’emploi. C’était selon moi le volet complémentaire à la politique de réduction du temps de travail. Car la gauche n’a pas eu le temps d’aller au bout: il y a eu réduction du temps de travail mais on sait que certaines entreprises n’ont pas joué le jeu, n’ont pas vraiment libéré des blocs de temps mais qu’elles ont flexibilisé et intensifié le travail. Ces difficultés auraient pu être corrigées. Et une politique de la qualité de l’emploi aurait pu se développer. L’histoire en a voulu autrement.
Mais l’implantation des 35 heures n’a pas su convaincre.
Je n’en suis pas sûre. Difficile, à l’époque et encore aujourd’hui, de tirer le «vrai» bilan des trente-cinq heures. Plusieurs enquêtes, faites au terme de la première loi «Aubry» (qui conditionnait l’obtention d’aide à des créations d’emploi et à une réduction du temps de travail opérée strictement), ont montré que plus de 60% des salariés étaient satisfaits. Mais l’expérience n’a pas été à son terme ! Les défauts n’ont pas pu être corrigés. Les volets qui auraient pu s’intégrer dans une politique plus globale (qualité de l’emploi, requalification, prise en compte des temps de formation, calcul du temps de travail sur l’ensemble de la vie) n’ont pas pu l’être.
Les fortes oppositions qu’a rencontrées cette idée n’ont pas permis, ou pas permis suffisamment, de mettre en bonne place la question de l’égalité hommes femmes et de présenter la réduction de la place occupée par le travail comme une occasion de rééquilibrer les tâches de production et de care dans notre société et au sein des couples, et de permettre à plus de femmes d’accéder à l’emploi dans les mêmes conditions que les hommes. Les enquêtes l’ont montré: la question du temps de travail et de son aménagement est centrale pour permettre aux femmes d’accéder à tous les emplois.
Sauf pour certains cadres sachant gérer leur temps libre et dotés des moyens afférents, la RTT fut donc un marché de dupes: travailler plus (réaliser en quatre jours ce qui en demandait cinq) pour gagner moins!
Je ne crois pas que l’on puisse dire cela. Oui, il y a des endroits où il y a eu beaucoup de flexibilité, oui, il y a des endroits où la RTT a entraîné de fortes perturbations (à l’hôpital par exemple), oui certains salariés ont subi de la modération salariale et parfois des baisses de revenus, mais comme le montrent les statistiques récentes de l’Insee, la durée hebdomadaire du temps de travail des salariés à temps plein est de 41h, 350.000 emplois ont été créés ou préservés, le dialogue social a pu entrer dans des entreprises (PME) ou des secteurs d’activité (le tertiaire) où il était jusqu’alors absent.
On peut cependant regretter que cette politique, qui visait à créer des emplois et à travailler tous et mieux, n’ait pas été une politique européenne, voulue par tous les pays de l’Union, qui auraient pu ainsi poursuivre un objectif de civilisation: organiser l’accès de tous les citoyens européens en âge de travailler à un emploi de qualité permettant à leurs pays de se positionner sur des produits à haute valeur ajoutée et s’imposant dans la compétition mondiale, non pas par le dumping, la baisse des coûts, le soutien aux emplois peu qualifiés (qui alimente une spirale générale de déqualification et de sous-qualification), mais par la qualité du travail, l’innovation, le développement d’organisations apprenantes et aux performances collectives élevées.
La dépression économique dans laquelle nous sombrons n’est guère propice aux tentatives éclairées.
Nous voyons effectivement aujourd’hui se développer sous nos yeux la concurrence, la surenchère dans la baisse des coûts, l’augmentation du travail temporaire et de la précarité. Comme l’a excellemment rappelé le Parlement européen en réponse à la communication de la Commission européenne intitulée «vers des principes communs de flexicurité», nous ne ferons pas une Europe puissante avec des salariés mal formés, précarisés, mal payés, craignant pour la sécurité de leur emploi. Voilà ce que montrent toutes les enquêtes dont nous disposons (par exemple l’enquête Eurobaromètre spéciale réalisée pour la Commission) : les Français sont non seulement ceux qui, dans l’Europe, apparaissent les moins satisfaits de leurs conditions de travail (salaires, perspectives de promotion…), mais aussi ceux qui craignent le plus de perdre leur emploi et de ne pas en retrouver un équivalent. Est-ce vraiment avec des salariés terrorisés que l’on fait de bonnes organisations, de la performance, des produits de qualité ? Non !
Prenons au pied de la lettre l’idée d’Europe de la connaissance. C’est sur la connaissance, le savoir, la qualification de la main-d’œuvre que va se jouer la survie de l’Europe. C’est en imitant les pays scandinaves, leur capacité à allier de hauts niveaux de protection sociale et de bonnes performances économiques, avec des conditions de vie relativement égalitaires que nous deviendrons plus forts, plus performants et plus capables d’inventer les nouveaux produits (la voiture propre?) dont nous avons besoin.
Face à la déflagration économique, l’Europe devrait donc aller un cran plus loin : coordonner son action, adopter une politique budgétaire commune, lancer un grand emprunt, miser sur la qualité, l’innovation, le capital humain. Elle a la taille critique pour influencer le reste du monde et entraîner dans ce mouvement les Etats-Unis d’Amérique gouvernés par les démocrates.
N’est-ce pas faire preuve d’irénisme ?
Considérez l’état de la France, avec son taux de chômage, son sous-emploi, sa précarité, sa modération salariale. Son état d’esprit rejoint celui des anciennes démocraties populaires d’Europe orientale, selon l’Eurobaromètre 2007. Ce sentiment de peur, c’est lui qui pousse à consentir au travail le dimanche et qui oblige à vouloir travailler sans relâche, à n’importe quelles conditions. Cet effondrement d’une approche qualitative, au profit d’une conception du travail comme simple marchandise, est aux antipodes des attentes de nos concitoyens.
Paradoxalement, ces attentes sont immenses, comme le montrent les enquêtes européennes : les Français sont ceux qui ont les plus fortes attentes envers le travail. De lui ils attendent presque tout : un salaire mais aussi l’expression et la réalisation de soi, la possibilité de travailler en groupe, dans une équipe bien liée. C’est en France que les personnes sont les plus nombreuses à dire que, pour elles, le travail est important. Et pourtant, c’est aussi en France que le plus de personnes disent qu’elles souhaiteraient que le travail prenne moins de place. Pourquoi ? Parce que les relations sociales sont exécrables. Les conditions d’exercice du travail sont jugées déplorables et empêchent de mener à bien les autres activités. La confrontation entre ces attentes et la réalité du travail provoque d’énormes frustrations. Les citoyens en viennent à craindre les institutions censées les protéger (alors que les démocraties nordiques maintiennent leur confiance en des structures étatiques et entrepreneuriales jugées bienveillantes).
Comme l’ont magnifiquement montré Roger Godino dans Réenchanter le travail (La Découverte) ou Isabelle Ferreras dans Critique politique du travail (Presses de Sciences-Po), il nous faut repenser en profondeur non seulement la place du travail dans notre société, mais aussi les conditions de son exercice et la manière dont les salariés doivent être pleinement associés à la gestion de l’entreprise. Cela ne pourra se faire qu’au sein d’une Europe forte, pleinement consciente que son modèle est fondé sur la qualité de l’éducation, des personnes, du travail et des produits et qu’il nous faut désormais sortir d’une conception totalement archaïque de la richesse et du développement.
Il faut une nouvelle potion, il faut tenter de l’expliquer et de se faire entendre : ce n’est pas de l’irénisme, c’est de la pédagogie.
Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/antoine-perraud
[2] http://www.cee-recherche.fr/fr/fiches_chercheurs/dominique_meda.htm
[3] http://www.mediapart.fr/files/Doc96-1-Davoine Méda_0.pdf
[4] http://www.mediapart.fr/files/ECOPO40_p59-69.pdf
[5] http://www.mediapart.fr/files/Doc96-1-Davoine Méda.pdf