La libération d'Ingrid Bétancourt, fait la une de l'actualité. Plutôt que de rentrer dans différentes polémique, je pense qu'un peu d'humanité dans un mode parfois machiavélique, fait du bien. Florence Aubenas, était toute qualifiée pour parler d'Ingrid Bétencourt.
A méditer.
DH
«Je vous aime, vous êtes mon sang...»
Ingrid en apesanteur
A Paris, les premiers pas de femme libre de la Franco-Colombienne à travers le regard d'une autre ex-otage
Dans un petit salon de l'Elysée, Nicolas Sarkozy et Ingrid Betancourt sont seuls, en silence, au milieu de la pièce. Elle paraît flotter, comme en apesanteur, au milieu de cette folie qu'a provoquée son arrivée en France.
Nous ne nous étions jamais vues. Elle me prend les mains. Me dit : «J'ai suivi votre libération à la radio pendant que j'étais encore là-bas. Je me suis sentie très, très contente. C'était merveilleux.» Elle a un sourire doux, la mise soignée, l'exquis savoir-vivre de ces maîtresses de maison capables de trouver en toute circonstance le mot pour chacun. J'ai attendu ce moment-là très longtemps. Je m'entends lui répondre : «Votre libération aussi m'a beaucoup...» Et commence un invraisemblable assaut d'amabilités entre ex-otages : «Cela a dû être terrible...», «Non, je vous assure, pas tant que pour vous...», «Je vous en prie, laissez-moi vous dire...». Nous nous serrons les mains, sans nous quitter des yeux, avec la sensation de vivre une scène cocasse et absurde, à laquelle pourtant aucune de nous n'arrive à s'échapper.
Ingrid Betancourt est déjà repartie vers sa troisième conférence de la journée, après celle de l'aéroport («Je vous aime, vous êtes mon sang. Je suis à vous, vous êtes à moi»), puis celle du salon de l'Elysée («Dans la jungle, j'ai appris à des jeunes gens analphabètes à chanter «la Marseillaise»»). Cette fois, elle est assise à la tribune, au milieu de sa famille, toujours disposée dans le même ordre autour d'elle, un clan de femmes pour l'essentiel, mère, sœur, fille, nièce qui tournent vers la salle le même visage à l'ovale pur, les mêmes cheveux lisses noués bas sur la nuque, la même peau aux reflets mats qui accroche la lumière sur le méplat du front et des pommettes. Mélanie, Yolanda, Astrid, Anastasia : en six ans de concerts et de manifestations, on a appris à les voir s'avancer sur le devant de la scène avec la même audace tranquille et raconter les pires douleurs d'une voix posée, où chantent les intonations apprises dans les meilleurs collèges. La pièce manquante est là : Ingrid.
En France, en une demi-journée, les rumeurs l'ont déjà créditée du ministère de l'Ecologie, d'une candidature aux élections européennes, de la Légion d'honneur et du prix Nobel de la Paix. Elle accueille chaque suggestion comme la plus naturelle au monde, habitée depuis toujours par la conviction d'avoir un destin, en candidate à la présidentielle colombienne dans le sillage de son père ou en captive de la jungle, à l'image de son beau-père : «J'ai été élevée en France, où j'ai été très marquée par les récits de la Seconde Guerre mondiale. Mon beau- père a été prisonnier cinq ans. J'y ai pensé souvent, avant et pendant.» Elle y a vu un signe du ciel et un exemple sur terre. Elle n'a, dit-elle, aucune ambition ni projet personnel : seulement «vouloir servir», là où les autres ont besoin d'elle.
Dans le public à l'Elysée, Adair Lamprea s'est placé au milieu du tout premier rang. Organisateur de la tournée électorale où Ingrid betancourt fut enlevée en 2002, retenu avec elle une journée par les Farc avant d'être relâché, il s'est réfugié en France. Il n'ose pas s'approcher de l'estrade, prise d'assaut par des centaines d'invités. C'est plus facile au fond pour ceux qui ne la connaissaient pas, ils n'ont pas cette peur de se retrouver face à quelqu'un qui serait devenu une étrangère. Adair Lamprea fait du bruit, tape des pieds. Ingrid Betancourt le remarque enfin, s'interrompt pour le saluer. Ils n'échangent pas deux mots, mais, comme pour se convaincre, Adair n'en finit plus de répéter : «Elle est restée la même. Il n'est pas né, celui qui la changera.» Les images se superposent, les meetings d'hier, les discours d'aujourd'hui. «Devant le micro, ici, je crois la voir reprendre la campagne, où elle l'avait laissée.»
Dans les comités de soutien, personne ou presque ne savait qui elle était «avant». La plupart d'entre eux n'ont jamais milité, ne connaissent de la Colombie que ce qu'ils ont appris depuis. Leur jeunesse est frappante, on dirait une bande d'enfants, qui ont l'âge de ceux d'Ingrid Betancourt. Ils sont si nombreux qu'il leur a fallu tirer au sort les accréditations pour qui irait l'accueillir. L'un d'eux n'a même pas songé à regarder s'il était reçu au bac. «Je suis trop occupé à découvrir qui est Ingrid Betancourt. Je n'avais pas réalisé à quel point elle est une femme politique, une pro. Elle était partie pour faire un discours fleuve, comme Fidel Castro. Sarkozy a dû la couper. A l'Elysée, on la sent à l'aise, dans son monde.» Fabrice Delloye, le père de ses enfants, a toujours œuvré dans l'ombre : «Les gens ne se rendent pas toujours compte qu'elle a douze ans de politique derrière elle. Elle assure.»
Ingrid Betancourt veut écrire un livre, ou bien deux, ou même trois sur ses convictions, la politique, son enlèvement, et la forêt comme un mur vert par-dessus sa tête. Et puis aussi une pièce de théâtre pour dire les autres choses, «celles qu'on ne peut pas expliquer facilement et qui concernent l'âme humaine», quand on la plonge dans certaines situations. Elle y a pensé souvent pendant ces jours sans fin, jouant et rejouant des actes entiers dans sa tête, affinant jusqu'aux détails de mise en scène. Cela lui tenait compagnie, intensément. N'est-ce pas une bonne idée ? Dans l'assistance, des centaines de regards sont tournés vers elle, émerveillés, prêts à applaudir tout ce qu'elle dira. Elle se fige. Semble un instant deviner que, théâtre ou pas, nul n'entreverra peut-être jamais ce qu'elle a découvert là-bas de l'espèce humaine, qu'elle voudrait tant faire comprendre, mais qui restera sans doute pour elle son infracassable solitude.
Le tourbillon du triomphe la reprend.
Elle veut habiter Bogota pour sa mère, Paris pour un de ses fils, Bruxelles pour l'autre, New York pour sa fille. Un film aussi est déjà en projet sur sa libération, avec 14 autres otages. Elle ne peut pas croire que l'opération ait été une comédie. «Une intimité se crée entre le bourreau et le torturé. Dans l'hélicoptère, celui qui nous avait martyrisés pendant quatre ans, César, était à terre, menotte. Je pouvais voir le rictus de sa bouche. Il avait honte. Il avait peur. Je ne pense pas que quelqu'un qui joue un rôle ou bien qui a reçu une rançon puisse se comporter comme cela.» Cela fait six ans qu'elle s'est préparée à ce jour où elle sortirait. Elle sait tout, mot à mot. Le coup de fil à sa mère par exemple : une nuit, dans un rêve, elle s'est vue s'enfuir à travers la jungle, arriver dans un village, trouver un téléphone. Elle compose le numéro, sa mère répond : «Qui parle ? Astrid ?» Astrid est sa soeur. «Non, c'est moi, Ingrid.» Elle le crie, mais sa mère répète : «Astrid ? Astrid ?» Et Ingrid se réveille, enchaînée à un arbre, comme toutes les nuits. Quand elle a été délivrée, l'autre semaine, elle a téléphoné à sa mère. Dans le combiné, elle a entendu : «Qui est-ce ? Astrid ?»
A Bristol, dans le Connecticut, Joséphine Rosano vient de revoir Marc, son fils, un des trois Américains kidnappés en Colombie, puis libéré en même temps qu'Ingrid Betancourt. Aux Etats-Unis, les autorités avaient imposé aux familles de se taire. De leur côté, les associations d'aide aux otages n'ont jamais voulu s'occuper de ces trois Yankees, anciens marines, suspectés de faire partie des services spéciaux américains. Sur la petite station aux ondes courtes, qu'écoutent les séquestrés pour avoir des nouvelles de leurs proches, ces trois-là n'ont reçu aucun message en cinq ans. «Je ne pensais pas possible de se sentir à ce point abandonné du monde», a dit un des Américains.
Dans l'oubli et l'opprobre, Joséphine Rosano a été la seule à chercher son fils. Elle vient d'avoir le droit de le voir une heure : il est toujours retenu sur une base militaire américaine. Il dit que pour se venger les Farc humilieront sans doute un peu plus leurs captifs en les obligeant à marcher dans la forêt, enchaînés avec des colliers, comme des chiens. La presse n'a pas été autorisée à lui poser de question.
Sur son portable, Joséphine Rosano appelle le comité de soutien à Paris. «Nous ? On va s'en sortir. Je voulais surtout des nouvelles d'Ingrid. Est-ce qu'elle va bien au moins ?»
Devant l'Hôtel de Ville de Paris, Ingrid Betancourt débute sa quatrième conférence du jour. «Vous êtes ma famille. Je vous aime autant que vous m aimez. Je suis fière d'être française.» Elle ira en Colombie délivrer les autres otages, à Lourdes où elle a «rendez-vous avec la Vierge», à Rome pour voir le pape. Ses enfants lui ont gentiment fait remarquer qu'elle parlait trop de religion, mais elle ne peut plus s'en empêcher : cela fait partie d'elle désormais. Sur la place de l'Hôtel de Ville, Ingrid Betancourt veut raconter une histoire. Tout le monde ne demande que ça. «Quand on est en captivité, on pense à beaucoup de choses un petit peu sottes. A un moment, je craignais de ne plus être de ce monde, mais je détestais l'idée d'être enterrée dans la jungle. Je ne voulais pas rester dans cet endroit qui me persécutait tant.» Elle marque un temps. Puis lance : «Je me suis dit que c'est en France que je voudrais mourir.» Il y a un grand silence sur la place. Les gens se regardent. Elle sourit. Elle a l'air très loin, ailleurs. La communication paraît suspendue. Les gens se dispersent. Elle dit qu'elle est fatiguée. Elle se sent trembler. Elle regarde autour d'elle et se demande si elle saura encore parler aux êtres humains.
Florence Aubenas