Dans le Sciences Humaines de mars 2008, j’ai été intéressé par l’interview de Robert Reich (1)
Il vient d’éditer un livre sur le « supercapitalisme » qui remet en cause la démocratie. C’est une approche très intéressante de phénomènes que l’on ressent et que l’on n’arrive pas toujours à analyser ! Il s’agit en l’occurrence de la schizophrénie entre notre situation de citoyen, de consommateur et de salarié. Plus intéressant encore, il explique comment les entreprises ont investi le champ politique via les lobbyistes, au détriment des citoyens…
L’article que je cite n’étant pas disponible je vous restitue l’interview de Robert Reich parue Libération du lundi 5 novembre 2007 intitulée "Le supercapitalisme a infesté le processus démocratique" (2)
A méditer, DH
Le supercapitalisme a infesté la démocratie
Interview de Robert Reich dans Libération"Robert Reich est clairement classé à gauche aux Etats-Unis. Il a combattu les délocalisations et défendu le salaire minimum et la responsabilité sociale des entreprises. Mais dans son dernier livre, Supercapitalism, il en a surpris plus d’un. Le capitalisme ne va pas forcément de pair avec la démocratie, alerte-t-il. Il la mine. Selon lui, les coupables ne sont pas seulement les grandes entreprises. Ce sont les individus."
Avons-nous vendu notre âme au capitalisme ?
Pas en tant que citoyens, mais en tant que consommateurs et investisseurs, oui. Sans le savoir, à chaque fois que nous cherchons la bonne affaire, en faisant nos courses ou en investissant à la Bourse, nous affaiblissons indirectement le contrat social et sacrifions une partie des valeurs auxquelles nous sommes attachés en tant que citoyens. Car d’où viennent ces bonnes affaires ? D’entreprises en très forte concurrence qui, pour répondre à notre demande, baissent les coûts salariaux, délocalisent et polluent l’environnement. Si nous voulons réduire les inégalités, retrouver la stabilité de l’emploi et de meilleurs salaires, ainsi que combattre le réchauffement climatique, nous devons accepter de faire de moins bonnes affaires.
Nous n’avons pourtant pas le sentiment d’avoir été achetés. Que s’est-il passé ?
L’affaiblissement de la démocratie face au capitalisme commence dans nos têtes. Par exemple, mon cerveau de consommateur commande des livres en ligne, parce que c’est moins cher et plus pratique, mais mon cerveau de citoyen défend par principe les petites librairies indépendantes. J’achète les billets d’avion les moins chers, et pourtant je soutiens les revendications des travailleurs aériens syndiqués. D’autres font leurs courses à Wal-Mart tout en diabolisant cette entreprise comme le pire des employeurs. Le problème, c’est que nous ne faisons pas attention à cette dissonance.
Et qui gagne ?
Dans ma tête, comme dans le monde entier, c’est le consommateur. Traditionnellement, nous utilisons le processus démocratique pour régler cette dissonance. Si nous voulons augmenter le salaire minimum, soutenir les syndicats, défendre le petit commerce, protéger l’environnement, nous votons des lois. Nous décidons des règles du jeu pour les entreprises. Le problème est que le supercapitalisme a réussi à infester le processus démocratique à travers les lobbyistes. Les entreprises se livrent une bataille sans merci pour gagner des avantages compétitifs sur leurs rivaux à travers les politiques publiques. Une vraie course à l’armement.
Est-ce vraiment nouveau ?
Ce n’était pas le cas dans les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale : nous avions des oligopoles de trois ou quatre entreprises. Que ce soit dans l’automobile, la téléphonie ou la banque. Elles n’avaient pas à se battre pour s’arracher les consommateurs et les investisseurs. A partir des années 70, et ça s’est accéléré dans les années 80 et 90, les télécommunications et les transports ont globalisé les marchés et exacerbé la concurrence. A Washington, les lobbyistes sont passés d’une poignée à 35 000 aujourd’hui et dominent le processus politique. Même Google a ses lobbyistes. Les citoyens n’arrivent plus à se faire entendre par-dessus cette cacophonie.
Pourtant, vous dites que les entreprises ne sont pas les premières responsables…
Nous sommes les responsables. En tant que société, nous avons mis les entreprises sur le même plan que les citoyens, comme si elles avaient les mêmes droits et mêmes devoirs, le droit d’être représentées politiquement et le devoir d’être responsables socialement. N’importe quoi !
Les entreprises ne peuvent pas être responsables socialement et ne le seront pas. Elles prétendent l’être parce que c’est bon pour leur image. Mais l’idée qu’elles vont sacrifier des dividendes ou de bonnes affaires pour leurs clients, au nom d’un «bien public» abstrait, est abusive, voire dangereuse, car elle détourne le public de sa responsabilité d’établir les règles. Cela le conduit à croire que, grâce à la bonne volonté et à la moralité des PDG, les entreprises agissent dans l’intérêt du public, alors qu’elles ne le font pas. C’est un écran de fumée.
Vous avez été un ardent défenseur de la responsabilité sociétale des entreprises. Que s’est-il passé ?
Sous Clinton, je me suis battu pour un système des impôts qui récompenserait les entreprises qui, par exemple, versent des indemnités importantes quand elles licencient ou dont les PDG sont payés de manière proportionnée par rapport à leurs employés. Je pensais que, sur le long terme, ces entreprises s’en sortiraient mieux, attireraient davantage les consommateurs et les investisseurs. Mais ce n’était qu’un souhait. Et le long terme dure toujours. Et leurs efforts sont souvent ridiculement modestes. C’est le cas pour les entreprises «vertes». Prenons BP, qui a changé son nom pour Beyond Petroleum et s’est vanté d’être pro-environnement. Il n’a, dans le même temps, investi ni dans ses pipelines pour prévenir les fuites ni dans les énergies alternatives. Ce n’est que de la communication. Et nous ne passons pas les lois qui la contraindraient à respecter l’environnement.
Que devrions-nous faire en tant que citoyens ?
En en prenant conscience, nous pouvons être plus efficaces, influencer le processus politique. Par exemple, les ONG qui font pression sur les entreprises pour qu’elles soient plus responsables feraient mieux de travailler pour faire passer des lois et des régulations contraignantes. Ce n’est que comme ça que les entreprises changeront.
(1) Biographie de l'auteur
Robert Reich est professeur de politique publique à l'université de Californie à Berkeley, et ancien secrétaire d'État à l'emploi sous la présidence de Bill Clinton. Il écrit dans le New York Times, le Washington Post, le Wall StreetJournal et Atlantic Monthly, et participe régulièrement aux débats nationaux télévisés. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment du best-seller L'Économie mondialisée.(2) Supercapitalisme : Le choc entre le système économique émergent et la démocratie
Présentation de l'éditeur
Et si le capitalisme d'aujourd'hui signait l'arrêt de mort à petit feu de la démocratie ? Le capitalisme du milieu du XXe siècle s'est transformé en "capitalisme global", qui a lui-même évolué en "supercapitalisme". Mais alors que ce supercapitalisme permet d'agrandir encore le gâteau économique, la démocratie, elle, celle qui se soucie de l'ensemble des citoyens est de moins en moins effective sous son influence.Cet ouvrage explique clairement comment les écarts grandissants (et démontrés) de richesse entre les individus, le poids de l'insécurité du travail, l'accélération du réchauffement climatique sont les conséquences logiques du supercapitalisme.
Il démontre comment les entreprises sont de plus en plus tenues, pour conserver leurs positions concurrentielles, d'exercer très fortement leur influence sur les décisions politiques par la voie du lobbying. Comment le citoyen de base est désormais écartelé entre ses exigences et ses valeurs de citoyen, et ses impératifs de consommateur et d'investisseur - abandonnant souvent les premières au profit des seconds. Comment les outils traditionnellement utilisés par les démocraties pour réguler les problèmes de société (redistribution, services publics efficaces...) sont en déroute.
Offrant une série de recommandations pour que les citoyens puissent de nouveau pleinement participer au processus démocratique, Reich met en avant la responsabilité de l'individu et réclame la fin du mythe de l'entreprise "citoyenne et socialement responsable ", en soutenant que les deux sphères du business et de la politique doivent rester distinctes. Une analyse limpide et dérangeante qui en appelle à la responsabilité de tous.